Le Contrat Social - anno VIII - n. 5 - set.-ott. 1964

K. PAPAIOANNOU prit», que d'aucuns jugent «profonde » 47 en omettant toutefois d'indiquer en quoi consiste sa profondeur. Or Marx explicite (si l'on peut dire) sa pensée en ajoutant : «La Logique est l'argent de l'esprit, la valeur spéculative, idéelle ( Gedankenwert) de l'homme et de la nature - leur être rendu complètement indifférent à toute détermination réelle, et par conséquent devenu irréel 48 • » Que veulent dire ces phrases auxquelles (heureusement ...) Marx n'a jamais donné suite? L'« indifférence» à l'égard des « déterminations réelles » est une condition essentielle du passage à l'abstraction : faut-il maudire le jour où, selon l'expression de Bertrand Russell, on a découvert qu'un couple de faisans et un couple de jours sont deux exemples du nombre deux? C'est toute introduction d'opérations formelles ne tenant pas compte du contenu des symboles maniés, et non pas seulement la Logique hégélienne, qui devrait alors être « critiquée » comme une expression de l'« aliénation» humaine et dénoncée comme un « résultat nécessaire de l'aliénation générale de l'être humain, donc aussi de la pensée». En règle générale, tout ce que le jeune Marx dit à propos de la Logique hégélienne porte trop grossièrement la marque de Schelling et de Feuerbach pour qu'on puisse s'y attarder. Lorsque, par exemple, Marx critique la philosophie hégélienne de la nature, il ne fait que reprendre les remarques ironiques de Schelling sur l'Idée absolue qui devient Nature «pour interrompre l'ennui de son être purement logique » 49 • Il y ajoute la définition hégélienne de l'ennui comme «rançon» de l'« intériorité abstraite » 50 et comme résultat de la « nostalgie d'un contenu substantiel », et il finit par présenter la « transition de la Logique à la philosophie de la nature » 51 dans le système hégélien comme un «passage de l'abstraction à l'intuition »dont l'unique cause aurait été l' «ennui »... Car, à en croire Marx, « ce qui pousse les philosophes de l'abstraction à l'intuition, c'est l'ennui, le vif désir d'un contenu ». La philosophie positive de Schelling avait déjà opposé l'intuition à la démarche purement logique de la philosophie hégélienne, mais chez Marx il s'agit uniquement de l'« intuition sensible» que son maître Feuerbach avait érigée en fondement de toute vérité. En face de cette intuition sensible qui doit désormais (c'est-à-dire, en fait, depuis Bacon) être la base de toute science, Marx voit « la pensée abstraite qui ne vit que dans la pensée, qui est sans yeux, sans dents (sic), sans oreilles, sans rien» 62 , et celle-ci n'est autre que la pensée du philosophe. On pourrait dire qu'elle est aussi 47. Par exemple : M. Dufrenne in Cahiers internationaux tû 1ociologie, vol. IV (1948), p. 103; H. Lefebvre : Le Matérialume dialectique, 1939, p. 42 ; etc. 48. NPh, 239 (VI, 48). 49. Schelling : Vorrede... , in Œuvru compllt11, X, 212. 50. Hegel : IB1tlutik, l9SS, pp. 105-106. S 1. NPh, 262-63 (VI, 91). 52. Ibid., 264 (VI, 92). Biblioteca Gino Bianco 315 celle du mathématicien, mais Marx ne pense qu'à « l'ennui infini que l'abstraction qui se saisit comme telle éprouve à son propre sujet » : c'est cet « ennui infini » qui aurait poussé la philosophie « à renoncer à la pensée abstraite, à reconnaître la nature comme l'Etre et à se consacrer à l'intuition ». S'il en est ainsi, c'est en termes d'ennui que nous devons penser le rejet de l' éléatisme dans Le Sophiste platonicien ou le passage des mathématiques pures à la physique mathématique. Il n'en reste pas moins qu'il est strictement impossible de se fonder sur des textes de ce genre pour faire de Marx un critique de la philosophie ou pour lui attribuer une quelconque philosophie « intuitionniste » ou « matérialiste » de la nature. Il ne suffit pas d'appeler « abstraction» tout ce qu'on ne comprend pas, pour en finir avec une philosophie comme celle de Hegel. Insignifiante en ce qui concerne la philosophie, empruntée d'ailleurs à la polémique du jour, la « psychanalyse» de l'Idée qu'esquisse Marx nous permet encore une fois de mesurer l'abîme qui le sépare de toute pensée spéculative : si l'autogenèse de l'Idée hégélienne la fait déboucher sur la nature, c'est que ...L'abstraction qui se saisit comme abstraction se connaît comme néant. Il faut donc qu'elle renonce à elle-même comme abstraction et elle aboutit de la sorte à un être qui est justement son contraire, la nature. La Logique tout entière est ainsi la preuve que la pensée abstraite n'est rien pour soi, que l'Idée absolue n'est rien pour soi, que seule la nature est quelque chose 53 • Le logos est néant - tout au moins pour Marx - et c'est le cercle vicieux de ce néant que fait tourner la « dialectique divine » de Hegel. Si celui-ci feint de retrouver cette « dialectique divine » en dehors de l' « éther de la pensée pure », dans la nature qu'il tient pour une aliénation de l'Idée, c'est qu'il l'avait construite en partant de la nature et en faisant abstraction de son point de départ. Non sans finesse, Marx remarque que dans l'intuition de la nature, le penseur abstrait expérimente que les essences qu'il imaginait créées de rien, de la pure abstraction, dans la dialectique divine où elles étaient censées être de purs produits de la pensée se mouvant en soi-même et ne regardant nullement vers la réalité, ne sont rien d'autre que des abstractions de déterminations de la nature. Toute la nature, ainsi, ne fait que lui répéter les abstractions logiques dans une forme sensible, extérieure 54 ••• Cela aussi avait déjà été dit, et d'une manière autrement plus claire, par Trendelenburg dont les Investigationslogiques avaient paru en 1840 55 : n'est-ce pas Trendelenburg qui avait défini la Logique hégélienne comme une << abstraction anticipée de la nature »? 53. Ibid., 261 (VI, 89). S4• Ibid., 264 (VI, 92-93). SS· Trendelenburg : Logisch, Unt,rsuchrnwtn, Leipzia 1840, I, pp. 23 sqq.

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==