314 Marx ne fait que reprendre l'argumentation de Schelling et de Feuerbach, en mettant toutefois l'accent sur l'« aliénation» existentielle du « penseur abstrait » plutôt que sur la problématique interne de l'idéalisme : « L'homme aliéné à lui-même est aussi le penseur devenu étranger à son être, c'est-à-dire à son être humain et naturel. Ses pensées sont donc des esprits fixes logés hors de la nature et de l'homme. Hegel a, dans sa Logique, bloqué tous ces esprits ensemble... 40 • » On pourrait dire la même chose de toutes les théories des catégories depuis Le Sophiste de Platon, mais on voit mal comment l'expérience tragiqueexistentielle de l' « aliénation » nous permettrait d'avancer d'un pas dans la compréhension des genres platoniciens ou des catégories aristotéliciennes : de quelle « désaliénation » devons-nous attendre l'élucidation (définitive?) de ces problèmes ? Mais ce serait chercher une mauvaise querelle à Marx que de lui demander des précisions. De la Science de la Logique, le jeune feuer-:- bachien avait une connaissance superficielle, de seconde main. La suite de son raisonnement en fait foi : Hegel a, dans sa Logique, bloqué tous ces esprits ensemble et conçu chacun d'eux d'abord comme négation, c'est-à-dire comme aliénation ( Entausserung) de la pensée humaine, puis comme négation de la négation, c'est-à-dire comme supression de cette aliénation, comme expression réelle de la pensée humaine ; mais ensuite, comme cette négation de la négation n'a pas encore pù se dégager de l'aliénation, ou bien elle la rétablit dans son aliénation ou bien elle entretient commerce avec soi-même à l'intérieur de l'aliénation pour l'être vrai de ces esprits fixes. Qui reconnaîtrait la Logique hégélienne dans ce brouillon confus et presque illisible? Où Hegel aurait-il présenté les concepts dont il est question dans la Logique - être, qualité, quantité, mesure, essence, réalité, concept, etc. - comme des « aliénations de la pensée humaine »? Il avait voulu montrer que loin d'être privées d'un lien intérieur et d'un enchaînement nécessaire, les diverses catégories sont des moments du mouvement dialectique d'un logos unique, mobile, vivant, qui constitue la forme véritable de ce qui existe réellement. Mais ce n'est assurément pas le problème de la déduction des catégories qui préoccupe Marx lorsqu'il écrit : Le positif que Hegel a accompli dans sa Logique spéculative est, que les concepts déterminés, les formes de pensée universelles et fixes, considérées comme existant indépendamment en face de la nature et de l'esprit ( !), sont un résultat nécessaire de l'aliénation universelle de l'essence humaine, et donc également de la pensée humaine 41 • Une fois de plus, l'« aliénation universelle» de l'homme tient lieu d'argument non pas contre telle ou telle proposition· particulière de la philo40. NPh, 263 (VI, 91). 41. Ibid., ·261 (VI, 89). Biblioteca Gino Bianco \ DÉBATS ET RECHERCHES sophie hégélienne, mais contre la légitimité même de la pensée spéculative. Faut-il ajouter que ces phrases (feuerbachiennes, s'il en fut) que l'on cite avec une ferveur toute religieuse 42 , ne méritent pas d'être prises au sérieux? Elles renvoient à une théorie de l' « aliénation » comme situation existentielle de l'homme « préhistorique » dont on ne voit pas comment on pourrait tirer des arguments contre telle ou telle philosophie. Se servir de la théorie de l' « aliénation » pour dénoncer la Logique hégélienne, ce serait à peu près chercher dans la doctrine du péché originel des arguments contre l'algèbre ou la théorie des groupes. Hegel avait défini la logique comme « un ensemble de règles de la pensée abstraite de l'histoire de l'humanité» 43 • Ces concepts isolés qui se succèdent dans l'histoire, Hegel avait voulu les incorporer dans la mobile unité de la vie intemporelle du logos - ce qui n'a pas manqué de provoquer les foudres de Marx: Hegel met l'acte de l'abstraction qui tourne sur soimême à la place de ces abstractions fixes; par là, il a rendu une fois pour toutes le service de montrer le lieu de naissance de tous ces concepts indus appartenant, d'après leur date de naissance, aux diverses philosophies. Il les a saisis tous ensemble et, à la place des diverses abstractions déterminées, il a rendu à la critique le service de lui offrir comme objet l'abstraction même développée dans toute son amplitude 44 • Au lieu donc de « critiquer » chaque philosophie séparément, on peut désormais les réfuter toutes à la fois en critiquant le système qui prétend les récapituler : c'est là que réside le « service positif » que Hegel a rendu à la «·critique »45 ••• Mais les catégories logiques elles-mêmes n'échappent-elles pas à la véritable fureur de dénonciation qui semble s'être emparée de Marx pendant ces mois . d'été de I 844 ? Ce sont, dit-il, des formes d'abstraction universelles abstraites qui appartiennent à tout contenu, et par conséquent sont à la fois indifférentes à tout contenu et valables pour tout contenu 46 • Dans la mesure où cette répudiation a quelque sens, elle relève d'une critique de l' « abstraction » qui se refuse comme de juste à donner la moindre définition du concret épistémologique qu'on doit opposer à l'« abstraction». Ainsi en est-il de la phrase célèbre : « La Logique est l'argent de l'es42. Cf., par exemple, l'ouvrage déjà cité du P. Calvez, p. 124. 43. Cité par Rosenkranz : Hegels Leben, p. 15 : Ein lnbegriff der Rsgel des Denkens abstrahiert aus der Geschichte der Menschheit. 44. NPh, 263 (VI, 91-92). 45. On s'étonne que le P. Cottier s'appuie sur ce texte pour montrer combien grande restait malgré tout « la séduction que la dialectique hégélienne exerÇàit sur Marx ». Cf. L' Athéisme du jeune Marx, 1959, p. 260. 46. NPh, 261 (VI, 89).
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