K. PAPAIOANNOU sur le problème du sujet en tant que « conscience de soi» : est-ce la réfuter que de dire avec Marx que le concept de conscience de soi n'est que « la caricature métaphysico-théologique de l'homme considéré comme un être séparé de la nature » 30 ? La redécouverte de Spinoza a été décisive pour l'idéalisme allemand: est-ce réfuter que de dénoncer le concept spinoziste de substance comme un « travestissement métaphysique de la nature conçue comme séparée de l'homme » 31 ? Dans sa doctrine du concept, Hegel avait voulu rendre possible une saisie de l'être non seulement comme substance, mais aussi comme sujet : est-ce réfuter l'ontologie hégélienne que de la présenter, sans la moindre analyse à l'appui, comme une synthèse « nécessairement contradictoire de la substance spinoziste et de la conscience de soi fichtéenne »? La substance spinoziste, répète Marx, « est le travestissement métaphysique de la nature séparée de l'homme ; la conscience de soi fichtéenne est le travestissement métaphysique de l'esprit séparé de la nature, et !'Esprit absolu de Hegel est le travestissement métaphysique de l'unité de ces deux éléments » : derrière cemasque « métaphysique », Marx nous somme de reconnaître « l'homme réel et l'espèce humaine réelle». En somme, toute la philosophie moderne ne nous présente que des « travestissements métaphysiques» des « découvertes » feuerbachiennes. Car c'est « Feuerbach le premier qui acheva et critiqua Hegel du point de vue hégélien : !'Esprit absolu métaphysique, il le résolut en "l'homme réel fondé sur la nature" ; il acheva la critique de la religion en établissant de main de maître les grands principes fondamentaux pour la critique de la spéculation hégélienne et, par suite, pour la critique de toute métaphysique ». C'est donc Feuerbach seul qui réussit à« démystifier » !'Esprit hégélien et à élever l'homme réel à la place centrale détenue jusqu'alors par Dieu et ses « travestissements métaphysiques ». En dehors des relations «matérielles et sensibles » qui unissent l'homme et la nature, il n'y a que des chimères. Or la « mystification » que Marx dénonce constamment chez Hegel consiste précisément à «mettre à la place de la relation naturelle entre l'homme et la nature un sujet-objet absolu, à la fois toute la nature et toute l'humanité, !'Esprit absolu» 32 , et cela en escamotant à la fois la nature, que Hegel transforme en un simple «être de pensée » ( Gedankending) 33 , et l'homme, qu'il réduit à la seule « conscience ~e soi» 34 • Le Sujet-Objet absolu que cherchait l'idéalisme depuis Fichte, n'est autre chose que le« travestissement métaJ?hysique » de ce~e « ~elation naturelle» (Marx dira plus tard: histonque) que les besoins physiques et surtout l'industrie 30. HP, 271 (Il, 279). 31. Ibid., 272 (Il, 280). 32. Ibid., 307 (Ill, 47). Cf. également NPh, 260 (VI, 88). 33. Ibid., 339 (Ill, 91). 34. Ibid., 340 (III, 92). Biblioteca Gino Bianco 313 établissent entre l'homme et la nature 35 • Aussi le Dieu dialectique de Hegel qui, en dialoguant avec lui-même, crée les catégories de la pensée et les cadres du réel pour «s'aliéner» dans la nature et « rentrer en soi » par l'histoire, n'est-il lui-même qu'une « abstraction » derrière laquelle nous devons reconnaître les phantasmes propres à l'homme «aliéné » de Feuerbach. Ici, par-delà Feuerbach, c'est Schelling qui a tracé les grandes lignes de la polémique antihégélienne de Marx, - Schelling que le très réactionnaire Frédéric-Guillaume IV avait appelé à Berlin pour détruire « l'engeance de dragon de l'hégélianisme ». Le rejet de l'« abstraction», l'exaltation du « concret», l'affirmation de la priorité de l'existence sur la pensée furent les thèmes majeurs de la critique anti-hégélienne de Schelling avant d'être adoptés par Feuerbach (et Marx). Philosophie « négative », qui s'arrête nécessairement au seuil de l'être qu'elle rend inintelligible précisément parce qu'elle ne reconnaît que ce qui se passe « uniquement dans la pensée abstraite » 36 , l'hégélianisme n'est pour Schelling qu'un simple «épisode dans l'histoire de la philosophie moderne » 37 dont l'unique utilité aura été d'avoir démontré « une fois de plus qu'il est impossible de parvenir à la réalité au moyen de la raison réduite à elle-même». L'Idée absolue n'est que « l'abstraction d'une abstraction», une « fiction hypostasiée » que Hegel a mise « à la place du vivant et du réel». « L'essence du Dieu» dialectique de Hegel, ajoute Feuerbach en s'appuyant directement sur Schelling, « n'est autre chose que l'essence de la pensée, autrement dit, la pensée détachée du moi pensant, de l'homme qui pense » 38 • On le sait, l'Idée absolue et les êtres logiques qu'elle secrète et qu'elle emporte dans son devenir éternel, ne sont qu'un monde de rêves où il n'y a pas de rêveur, et dont il est impossible de se réveiller. Car « lorsqu'on sépare la pensée de l'homme qui pense et qu'on la considère comme une entité fixe existant pour ellemême, il se pose des questions stériles et insolubles : comment la pensée parvient-elle à l'être, à l'objet? Parce que, fixée, hypostasiée, c'est-àdire projetée en dehors de l'homme, la pensée se trouve hors de tout contact et de toute liaison avec le monde 39 • » 35. Chez Marx, le 11 Sujet-Objet absolu», le Dieu de l'idéalisme allemand, devient une allégorie de l'industrie. C'est à cela que se réduit la «démystification». Or, un pas en avant dans la réduction des concepts philosophiques aux mots d1ordre de parti fut accompli par Lukacs lorsque, après avoir retracé l'historique du concept de sujet-objet, il aboutit à la conclusion qu'il s'agit du prolétariat (Histoire et conscience de classe, pp. 173 sqq.) ... Mais puisqu'il fallait à tout prix imposer aux ouvriers d'industrie ce « travestissement métaphysique», on se demande pourquoi le philosophe n'a pas remonté jusqu'à la nolsis noeseos aristotélicienne ... 36. Schelling : Münchener Vorlesungen zur Geschichc, der neueren Philosophie, in Œuvres complètes, X, pp. 124 sqq. 37. Schelling : Vorrede •u einer philosophischen Schrift des Herrn Victor Cousin, in Œuvres complètes, X, 212. 38. Feuerbach : Grunds4t•e der Philosophi, dn- Zukunft, § 23 ; Ed. Harich, p. 128. 39. Ibid., § 51 ; m!me édition, p. 161.
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