Le Contrat Social - anno VIII - n. 5 - set.-ott. 1964

312 sophie à l'anthropologie, en ramenant tout à l'homme et à la nature qui en est la substance, Feuerbach a fondé le principe même de la critique radicale qui exige que l'homme récupère enfin toutes les puissances qu'il projetait jusqu'à présent en dehors de lui, dans un au-delà fantastique. C'est lui qui a achevé la critique de la religion, condition et modèle de toute critique. Il a montré qu'en dehors de l'homme et de la nature il n'y a rien ; que le Dieu de la religion n'est autre que l'être même de l'homme« aliéné», devenu étranger à lui-même, fixé dans une objectivité supra-humaine. Il a montré de plus que l'absolu des philosophes est le dernier refuge de la transcendance ; que la philosophie elle-même n'est qu'un travestissement de la religion, aussi illusoire que celle-ci. Aussi la première «grande action de Feuerbach a été de fournir la preuve que la philosophie n'est pas autre chose que la religion mise en pensées et développée par la pensée; qu'il faut donc également la condamner comme une autre form~, un autre mode d' existence de l'aliénation de l'être humain» 24 • Cette répudiation de la philosophie s'impose lorsqu'on considère la démarche même de la spéculation hégélienne. «Feuerbach explique la dialectique de Hegel de la façon suivante » : Hegel part de l'Idée absolue, « c'est-à-dire, en termes . populaires : il part de la religion et de la théologie ». Ensuite, il nie la religion et la théologie et pose le monde réel de la nature et de l'histoire : la philosophie apparaît alors comme une « suppression de la religion et de la philosophie». Mais au lieu de s'arrêter là et d'affirmer l'immanence absolue et la parfaite autarcie de la nature et de l'histoire, la dialectique hégélienne postule un troisième moment, !'Esprit absolu, qu'elle appelle « négation de la négation » tandis qu'il n'est en réalité que la «restauration» pure et simple de la religion et de la théologie précédemment niées. Comme Hegel n'admet pas et ne peut pas admettre que la nature et l'homme forment un tout indivis et constituent un terme «réellement et positivement fondé sur lui-même », sa « négation de la négation» n'est qu'un fauxfuyant, un compromis entre la religion et la philosophie qui met au jour la « contradiction de la philosophie avec elle-mêm~ » et so~ ½1~apacité d'atteindre un terme vraunent, definittvement positif. Or une autre «grande action» de Feuerbach fut précisément « d'avoir opposé à la négation de la négation (hégélienne) qui prétendait être le positif absolu, le principe reposant sur lui-même et positivement fondé sur lui-même» de l'Homme-Nature que l'on doit désormais concevoir à l'instar de l' anipothéton platonicien et de la substance spinoziste. Aussi la troisième «grande action» de Feuerbach a-t-elle été cc d'avoir fondé le vrai matérialisme et la science réelle en faisant du rapport social de l'hoffiD:leà l'~oJ?llle le principe fondamental de la théorie ».Ainsi furent para24. NPh, 236-37 (VI, 44-45). ·siblioteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES chevées la ruine de la dialectique hégélienne et la démolition de l' « ancienne philosophie ». C'est à la lumière de ces «grandes actions » de Feuerbach que Marx a «critiqué» la philos~phi~ spéculative de Hegel, les quelques pages qu il_ lw a consacrées étant bien plus des commentaires des ouvrages anti-hégéliens de Feuerbach qu'une critique directe de la do~ine ontologique ~e Hegel lui-même 26 • Il est vrai que, quelques mois plus tard, son enthousiasme pour Feuerbach s'est singulièrement refroidi. Relisant en 1867 La Sainte Famille, il n'a pas manqué de trouver «comique» le «culte de Feuerbach» si abo~- damment illustré par cet ouvrage 26 • Il avait opposé alors « la sobriété de la philosophie feuerbachienne à l'ivresse spéculative de Hegel » 27 • Maintenant, il découvrait que, « comparé à Hegel, Feuerbach est bien pauvre» 28 • Il n'en reste pas moins qu'il n'a nullement songé à rétablir l'« ~- cienne philosophie » et à remettre à leur vraie place les «exploits» philosophiques de Feuerbach. La raison en est qu'il avait entre-temps forgé sa propre philosophie, et dans celle-ci il n'y avait vraiment pas place pour une ontologie, de style hégélien ou autre. Aussi ses exercices juvéniles de critique hégélienne méritent-ils d'être cités, ne serait-ce que pour montrer le mur compact d'incompréhension et de refus qui sépare Marx des problèmes auxquels Hegel avait voulu répondre dans sa philosophie spéculative. Le Logos comme abstraction et comme néant COMMEs'il avait eu ·1e pressentiment des critiques dont il serait l'objet, Hegel avait pris grand soin d'indiquer ce que devait être une véritable réfutation d'un système philosophique. Pour réfuter vraiment une philosophie, disait-il, il faut préalablement « reconnaître l'essentialité et la nécessité de son point de vue», car « la réfutation ne doit pas venir du dehors, c'est-à-dire à partir de prémisses extérieures au système à réfuter, ne correspondant pas à ce système. On peut se contenter de ne pas reconnaître ces prémisses; un défaut n'est un défaut que pour celuilà seul qui formule des exigence~ et _desbe~o~s fondés ·sur elles 29 • » On ne saurait mieux definir la démarche de Marx critiquant Hegel : comme il n'a jamais reconnu les prémisses de la pensée hégélienne, comme il n'a jamais éprouvé les besoins qu'elles traduisent ni les exigences qu'elles posent, sa réfutation est restée foncièrement étrangère, résolument extérieure à son objet. Toute la philosophie post-kantienne est centrée 25. Il est significatif que le jeune Marx se réfère presque exclusivement à l' Encyclopédie. Dans ses écrits de 1844, la Science de la Logique n'est mentionnée qu'une seule fois. 26. Lettre à Engels du 24 avril 1867. 27. HF, 252 (Il, 224). 28. Marx : article sur Proudhon, 1865 (NPh, 138). 29. Wissenschaft der Logik, II, 217-18.

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