Le Contrat Social - anno VIII - n. 5 - set.-ott. 1964

K. PAPAIOANNOU totalité saisie comme sens, sur la méthode 10 • » Les affirmations de ce genre sont innombrables dans l'immense littérature marxologique de nos jours, mais personne ne se donne la peine de les appuyer sur des textes précis: où Marx aurait-il parlé du « logos intérieur à l'être » et de la « totalité saisie comme sens»? Légitimes s'il s'agissait de la philosophie néo-kantienne ou de la phénoménologie husserlienne, ces termes solennels sont si étrangers à la pensée et à la terminologie de Marx qu'on éprouve une certaine gêne à lire le texte, ou plutôt le brouillon cité par le P. Calvez comme un témoignage du « besoin » qu'aurait éprouvé Marx « de prendre position par rapport à Hegel sur les problèmes de méthode et sur le problème du sens en général». Voici ce texte : On se préoccupa tellement du contenu de l'ancien monde ; le développement de la critique moderne allemande a été si puissant et tellement déterminé par la matière sur laquelle elle s'est exercée 11 qu'il s'ensuivit une attitude entièrement non critique à l'égard de la méthode de critique et une inconscience totale au sujet de la question partiellement formelle, mais réellement essentielle, qui s'exprime ainsi : quelle est notre position à l'égard de la dialectique hégélienne ? L'inconscience au sujet de la relation de la critique moderne à la philosophie hégélienne en général et à la dialectique en particulier était si profonde que des critiques comme Strauss et Bruno Bauer (...) sont encore, au moins en puissance, intégralement pris dans les filets de la logique hégélienne 12 • Il n'est question ni du « logos intérieur à l'être et à la science » ni de la « totalité saisie comme sens» et encore moins du « problème du sens en général» dans ce texte sommaire et d'ailleurs parfaitement insignifiant. Le commentateur n'en infère pas moins que << la dialectique est au cœur de la pensée de Marx » 13 ••• Pourtant un simple coup d' œil sur les lectures de Marx pendant cette période décisive pour la formation et l'orientation de sa pensée, suffit pour faire justice de ces allégations. Ses cahiers de Kreuznach sont exclusivement consacrés à des lectures historiques : histoire de France, d'Allemagne, d'Angleterre, des Etats-Unis. C'est surtout l'histoire de la Révolution française qui l'intéressait : on sait qu'en allant s'installer à Paris il projetait d'entreprendre une histoire de la Convention. Des index de matières détaillés nous montrent quels étaient les problèmes qui le préoccupaient à cette époque : les Etats généraux, la noblesse, la bureaucratie, la féodalité, le pouvoir gouvernemental, les différences de classes 14 • Nous connaissons aussi ses lectures parisiennes : Boisguillebert, Buret, Destutt de Tracy, Engels (Esquisse d'une Critique de l'éco10. J.-Y. Calvcz : op. cit., p. 336. 11. Nous paraphrasons un peu : « die von dem Stoff befa,wne Entwicklung der modernen deutschen Kritik war so 1ewalt1am... •· 12. NPh, 233 (VI, 41). 13. J.-Y. Calvez : op. cit., p. 337. 14. Cf. Marx-Engels : Ge,amtarugabe (titre abr~,~ MEGA), I, 1, 2, pp. 122 sqq. et pp. 128 aqq. Biblioteca Gino Bianco 311 nomie politique), F. List, Ricardo, J.-B. Say, A. Smith, Xénophon 15 • C'est l'époque où il entreprend une étude systématique de l'économie politique et entre pour la première fois en contact avec le mouvement ouvrier. Le fruit de ses méditations devait être un ouvrage en deux volumes intitulé Kritik der Politik und N ationalokonomie qu'il avait promis à l'éditeur allemand Leske, mais qu'il n'a pu achever. Ce n'est donc assurément pas le cc problème du sens en général» qui le préoccupait pendant cette période. Il est vrai que le chapitre final de l'ouvrage devait contenir son « explication avec la dialectique de Hegel et sa philosophie en général» 16 ; cependant, à en juger d'après les manuscrits qui nous sont parvenus, le travail de Marx n'a pas porté sur la Logique, mais sur la Phénoménologie hégélienne, et était surtout destiné à exalter les « découvertes » de Feuerbach 17 dont Marx se plaît à opposer les cc réelles révolutions théoriques » 18 aux tapageuses logomachies des jeunes-hégéliens. Si Bauer n'a pas su répondre à la « question indiscrète de Grippe : et maintenant que faire de la logique hégélienne? » 19 , c'est qu'il n'a pas voulu tenir compte de la cc dialectique» du seul penseur qui, selon Marx, s'est trouvé « dans un rapport sérieux et critique avec la dialectique hégélienne et qui a fait dans cet ordre d'idées de véritables découvertes >> 20 : Feuerbach. Le « culte de Feuerbach » FEUERBACeHst le héros de Marx et d'Engels pendant toute cette année 1844. Les jeuneshégéliens ne peuvent-ils pas prendre position sur la dialectique hégélienne? C'est qu'ils ignorent que Feuerbach a définitivement cc démoli vieille dialectique et philosophie » 21 • « Mais qui donc a dévoilé le mystère du système? s'écrie Marx. Feuerbach. Qui donc a anéanti la dialectique des concepts, cette guerre des dieux connue des seuls philosophes? Feuerbach. Qui donc a mis l'homme à la place du vieux fatras? Feuerbach, et Feuerbach seul 22 • » C'est toujours en des termes dithyrambiques que Marx célèbre les cc grandes actions » et· les «découvertes» de Feuerbach. « La critique positive en général doit sa véritable fondation aux découvertes de Feuerbach. Ce n'est que de Feuerbach que date la critique humaniste et naturaliste positive », répète Marx 23 • En proclamant la réduction de la théologie et de la philo15. MEGA, 1, 3, pp. 411-583. 16. NPh, 135 (VI, 10). 17. Ibid., 135, 137, 235. 18. Ibid., 135. 19. Ibid., 234 (VI, 43). Cf. également Die Heilige Famili, (titre abr~g~ : HF), 294. 20. NPh, 235 (VI, 44). 21. Ibid., 234 (VI, 43). 22, HP, 2II. 23. NPh, 134 (VI, 10).

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