Le Contrat Social - anno VIII - n. 5 - set.-ott. 1964

310 intégrale ni un savoir encyclopédique » 4, ainsi qu'on devrait raisonnablement espérer, la découverte du « jeune Marx » a décuplé la fureur de l'idéologie. Si bien qu'on ne s'étonne plus de lire dans des ouvrages réputés sérieux des déclarations de ce genre : Considérant tous les systèmes antérieurs comme des dogmatismes entachés de l'intransigeance et de l'étroitesse de l'esprit qui se veut en possession de vérités absolues, la dialectique marxiste se présente comme le dépassement de tous ces systèmes et de leurs oppositions et, en même temps, comme un savoir pleinement adéquat au réel (...). En tant que science, le marxisme se présente comme le logos de l'être ou du concret, comme le logos concret 6 ••• Couper court à ces pieuses illusions aussi outrageuses que préjudiciables à la philosophie (y compris celle de Marx) est une tâche qui, sans doute, n'a rien d'agréable, mais qui n'en mérite pas moins d'être tentée : le marxisme n'est absolument pas le prétendu « système complet de l'homme, de la nature et de l'histoire » 6 qui hante l'imagination et fait les délices et les tourments de l'idéologie. Repenser le marxisme en tant que philosophie, c'est tout d'abord l'arracher à la convoitise de l'idolâtrie, le ramener à ses vraies proportions, lui restituer sa propre problématique. Marx n'est pas !'Hermès Trismégiste. Il n'est pas non plus l'ancêtre légendaire auquel on doit attribuer l'invention du feu et l'extermination des monstres. C'est un personnage historique qui a réellement existé, qu'on doit prendre tel qu'il est et étudier de la même manière qu'on étudie Kant ou Descartes. On s'excuse de rappeler ces banalités, mais il n'est pas certain qu'elles demeurent évidentes lorsqu'il s'agit d'une œuvre que, consciemment ou par simple paresse d'esprit, on a affranchie de la loi commune et traitée en dehors, sinon en dépit des règles invariables de l'histoire de la philosophie. Qu'on se rappelle Nietzsche vantant la philologie : « elle enseigne à bien lire, c'est-à-dire à lire lentement, avec profondeur, égards et précautions» 7 • Nul autre plus que Marx n'a autant besoin d'une telle lecture philologique. Il s'agit tout d'abord de ranimer l'intérêt pour le texte même qui risque de disparaître sous la terre mouvante et le sable dont des commentaires trop souvent fantaisistes l'ont finalement recouvert. Que la célébrité, la ferveur qui a tôt entouré la pensée de Marx, - l'aient rendue moins connue que les libres variations qu'elle a occasionnellement provoquées, il n'y a là rien d'étonnant. Pour y remédier, nous nous tiendrons strictement au texte même de Marx : nous le croyons suffisamment 4. Raymond Aron : « Les rapports de la politique et de l'économie dans la doctrine marxiste», Inventaires, II (1937), pp. 18-19. 5. Jean-Yves Calvez : La Pensée de Karl Marx, 1956, pp. 348 et 359. 6. Ibid., p. 39. 7. Nietzsche : Aurore, préface, § 5. Biblioteca Gino Bianco \ DÉBATS ET RECHERCHES éloquent pour rétablir le sens plus ou moins bafoué des proportions. Notre règle sera de ne jamais avancer une interprétation sans l'appuyer sur des citations appropriées. Mais ces citations, il faudra aussi... qu'on les lise, qu'on y voie autre chose que de simples taches d'encre dont l'unique destination serait de déclencher des projections et des rêveries inconsistantes. La « dialectique » en tant que « logos de l'être », « logos concret » ou « savoir intégral ,, en est une, et non des moindres. Le marxisme serait-il le « matérialisme dialectique ,, dont parle Engels? La dialectique matérialiste serait-elle, comme Marx lui-même l'a dit, la Logique, c'est-à-dire l'ontologie hégélienne « remise sur ses pieds >>? Ces questions méritent examen, ne serait-ce que parce que la filiation Hegel-Marx demeure aujourd'hui encore, aujourd'hui surtout, chargée d'un nombre impressionnant d'interprétations confuses. ~ Le jeune Marx et la « Logique » hégélienne DANSTOUTELSESŒUVREdSe jeunesse de Marx,- qui sont tout de même ses seules œuvres philosophiques, la Logique hégélienne est traitée dédaigneusement soit comme une expression de l' « aliénation » humaine, soit comme une mystification pure et simple. Il n'y a là rien d'étonnant : la pensée philosophique de Marx, entièrement centrée sur le problème de l'homme et de son histoire, ne pouvait qu'être foncièrement étrangère aux problèmes que pose l'ontologie hégélienne. Aussi celle-ci n'a-t-elle pas manqué de lui paraître « métaphysique ,, et « théologique ». Cela dit, il faut se garder de croire que l'on peut trouver chez Marx une critique réelle de la philosophie spéculative de Hegel. En effet, on ne peut critiquer de façon satisfaisante sans se mettre préalablement en situation de dialogue avec celui qu'on veut réfuter, sans observer, comme disait Pascal, « par ·quel côté il envisage la chose >> 8 , sans pénétrer, comme disait Hegel lui-même, dans la « force de l'adversaire» 9 • Or les problèmes que pose l'histoire de l'ontologie en général et la Logique hégélienne en particulier ne furent jamais ceux de Marx. Les quelques brèves allusions à la Logique que l'on trouve parsemées dans son œuvre ne sauraient en aucun sens être tenues pour une véritable profession de foi. Pourtant, à en croire le P. Calvez que nous avons déjà cité, « le problème de la méthode est le problème central de la pensée marxiste. Marx a d'ailleurs eu une conscience très vive de son importançe, ce qui souligne encore le caractère philosophique et total de son entreprise : elle ne porte pas sur une technique particulière, mais sur le logos intérieur à l'être et à la science, sur la 8. Pascal : Pensées, n° 9. 9. Wissenschaft der Logik, 1949, II, 218.

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