Le Contrat Social - anno VIII - n. 5 - set.-ott. 1964

IVANOV-RAZOUMNIK ticulièrement à un poème que je publie ici pour la première fois : La Tour dit au Champ arable : - C'est ton blé que moi je veux! Mais le Champ à l'intraitable : - Viens et prends si tu le peux! _,,.. Alors la Tour terrible lance Toutes ses forces vers le Champ, Chevaux, boucliers et lances, Hommes au glaive tranchant. Et le Champ alors s'incline En cédant un tiers du grain, Ce sera donc la famine Car un tiers est pour demain. Mais les siècles passent vite. Le château fort est détruit Et le Champ se félicite, Recueillant son grain pour lui. Comment ne pas comprendre que la Tour c'est le communisme et le Champ les paysans individualistes? s'indignait Angert en apprenant que je tenais ce poème pour classique. C'est ainsi qu'échoua notre tentative de publier le livre du vivant de Fédor Sologoub. Mais nous ne réussîmes pas davantage après sa mort. Voilà quinze ans que le recueil est prêt pour la publication. Ce qui est publié, ce sont les rimes « d'actualité » des poètes prolétariens. Mieux encore, voilà quinze ans que les archives de Sologoub se trouvent à la Maison Pouchkine, avec des centaines de poèmes inédits, des contes de grande valeur, des plans de romans et de nouvelles, sans parler des manuscrits du Démonmesquin et d'autres romans. Pas une âme n'a eu, au cours de ces quinze années, la curiosité de prendre connaissance de ces documents exceptionnels. · Il ne s'agit naturellement pas là de Sologoub et de son « actualité » ou « non-actualité », mais de l'abaissement général du niveau de la culture russe. Lorsque le prince D. Chakhovskoï découvrit de nouvelles « lettres philosophiques » de Tchaadaev demeurées inconnues jusqu'alors (autrefois, toute la presse russe aurait claironné cette découverte), cela aussi passa absolument inaperçu dans la presse bolchévique. C'est cet abaissement systématique de la culture qui fut pour Sologoub (pas seulement pour lui) une tragédie. Sa vie s'était scindée en deux, et plus le temps passait, moins il avait d'espoir d'en ressouder un jour les deux moitiés. De surcroît, il y eut une tragédie dans sa vie privée : le suicide d'Anastasie Nicolaïevna Tchébotarevskaïa. Blok était mort, Goumilev avait été fusillé, et Mme Tchébotarevskaïa sentit que « le destin exigeait des victimes expiatoires ». Trois grands poètes russes avaient été condamnés : la troisième victime serait Sologoub. On pouvait encore sauver ce dernier si quelqu'un se sacrifiait pour lui : du haut du pont Toutchkov, près de cette maison de la Jdanovka où Sologoub l'attendait pour le thé, elle se jeta dans l'eau glacée de la Néva. Biblioteca Gino Bianco 289 Dès lors, la vie se déroula sur deux plans. Une face : le Sologoub président inamovible de l'Union des écrivains, fidèle citoyen soviétique, entièrement soumis au régime. L'autre face: la haine des « têtes obtuses », l'attente du miracle, l'attente passionnée de la fin du régime abhorré. Devant son verre de thé, il aimait à parler de la « littérature prolétarienne » (il lisait beaucoup), mais c'était pour la rejeter « au néant ». Il raillait, en de venimeuses épigrammes, les champions de cette littérature. Il rêvait de départ pour l'étranger tout en sachant qu'on ne le laisserait pas partir. Il rêvait de publier de nouveaux contes, de nouveaux poèmes, mais dans ses moments de lucidité il comprenait lui-même que ces rêves étaient irréalisables. Pour gagner sa vie (comment vivre avec les quatre-vingts roubles d'une pension qui ne lui fut d'ailleurs accordée que trois ans avant sa mort?), il dut traduire des romans français et se charger de la révision des travaux d'autres traducteurs. Certes, les bonnes traductions sont chose utile et respectable ; mais réduire Sologoub à pareilles besognes, c'était comme d'obliger Mendéléev à enseigner la chimie et la physique dans un lycée. Le régime soviétique ne se souciait pas d'être rationnel, car l'abaissement systématique de la culture entrait dans ses plans : élever le prolétariat jusqu'au niveau de l'intelligentsia est une besogne longue et ardue ; il est plus simple d'abaisser ce niveau. Dans ce domaine, les bolchéviks ont obtenu en un quart de siècle de grands succès. Ainsi mourut Fédor Sologoub. Les derniers mois de sa vie, il savait qu'il allait mourir et qu'il ne verrait pas la libération. Son dernier poème, dont j'ai cité plus haut la première strophe, dit la résignation : Oh, respire encore un peu De cette terre l'air si lourd, Pauvre, faible soldat de Dieu, Tout consumé, réduit en fumée. Qu'importent tes souffrances, Parcelle de vie dans l'océan des temps? Vois, il n'en reste que souvenir, Vois, ton passage est effacé. Mais les aubes restent claires, Et le soleil éclatant, Les vagues roulent dans la mer, Toi seul tu n'es plus là. Oh, respire, respire encore De cette terre l'air si doux, Pauvre, faible soldat de Dieu, Et disparais comme fumée ... Quinze ans ont passé depuis sa mort et l' écrivain Sologoub est complètement oublié en U.R.S.S. ; c'est comme s'il n'avait jamais existé ; il est rejeté dans l'ombre par les étoiles d'un jour. De celles-ci, le souvenir s'effacera vite, alors que resurgira de l'oubli le nom de Fédor Sologoub. ( Traduit dt4 russe) IVANOV-RAZOUMNIK.

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