288 Les archives de Sologoub étaient exceptionnelles non seulement par la richesse de la documentation, mais encore par l'ordre méticuleux dans lequel cette documentation était tenue. Les poésies et les nouvelles étaient classées par ordre chronologique et alphabétique, datées, rangées dans des caisses elles-mêmes numérotées, les lettres classées sous le nom des correspondants, les photos annotées. Trois ans plus tard, lorsque je dus étudier d'aussi près les archives d'Alexandre Blok qui se trouvaient chez moi (alors que je dirigeais la publication de ses œuvres), je constatai que si Fédor Sologoub n'était pas le seul à savoir tenir ses papiers dans un ordre exemplaire, la palme lui revenait néanmoins. Dix ans plus tard, en 1940, j'eus l'occasion de classer et d'inventorier les archives de Michel Prichvine, alors que celui-ci vivait encore, ainsi que celles de feu mon ami A. Rimski-Korsakov. Plus d'une fois, j'eus alors une pensée reconnaissante pour la méticulosité supérieure et l'esprit systématique de Sologoub. Il est dur le ~ort de !'écrivain qui, en pleine maturité, alors qu'il .lui reste quelque chose à dire, est contraint de se taire ou de n'écrire que « pour ses tiroirs ». Tel fut le destin de Fédor Sologoub après 1917. Il vécut encore dix ans, écrivit beaucoup (l'inventaire de ses archives nous le montra), mais ne put presque rien publier: il n'était pas «d'actualité»... Raison proprement absurde, car aucnne grande œuvre n'est jamais d'actualité : elle est au-dessus de son temps. Cela ne veut pas dire que toute œuvre qui n'est pas d'actualité doive être tenue pour grande; les mathématiques nous l'apprennent, tous les théorèmes ne sont pas réversibles. Quand il pleut, j'ouvre mon parapluie, mais il ne s'ensuit pas que lorsque j'ouvrirai mon parapluie, il pleuvra... Les œuvres des dix dernières années de la vie de Fédor Sologoub n'étaient peut-être pas de grandes œuvres, !llais il y avait en elles infiniment plus de talent que dans cette production «d'actualité » qui commençait à envahir les revues sous le nom_de « littérature prolétarienne ». Les plates poésies des Outkine, Altausen, Svetlov et Cie étaient publiées, alors que les vers admirables de Fédor Sologoub de la même période restaient enfouis dans sa table de travail. C'est de ces dernières œuvres que je voudrais parler maintenant. Fédor Sologoub notait quotidiennement dans un simple cahier d'écolier, un, parfois plusieurs poèmes. Seule une infime partie en fut publiée dans les revues qui paraissaient vers 1920: Encens, Carillon et quelques autres. Mais durant les deux dernières années de sa vie (1925-27), il ne put publier ni recueils de vers ni poèmes séparés. C'est à cette époque qu'il tomba gravement malade. Il s'éteignait à vue d'œil. Je tenais beaucoup à faire quelque chose pour embellir ses derniers mois. Je lur proposai de choisir quelques dizaines de poèmes, parmi les plus « opportuns », et je m'offris à faire le nécessaire pour qu'ils soient publiés par les Editions d'Etat. Le « front Biblioteca Gino Bianco .LE CONTRAT SOCIAL littéraire » était alors sous le commandement d'un certain Angert que je connaissais, depuis 1926-27, par la malheureuse affaire des œuvres choisies de Saltykov. (Entre parenthèses, ce que ce camarade Angert a pu faire en qualité de « maître de la littérature russe » à Léningrad, mieux vaut n'en pas parler ; il agissait selon son bon plaisir. Mais deux ou trois ans plus tard, le malheur l'atteignit lui aussi : il fut arrêté, jeté en prison, puis déporté pour de longues années en Laponie. Son sort ultérieur m'est inconnu et, à vrai dire, ne m'intéresse pas.) Sologoub refusa de choisir lui-même et me remit cinq gros cahiers de vers datant de 1926-27 pour que je le fasse à .sa place ; il était déjà si gravement atteint (cela se passait en octobre 1927) que ce petit travail était au-dessus de ses· forces. Sur plusieurs centaines de poèmes, j'en prélevai quelques dizaines parmi les derniers (quatrevingts en tout) ; ce furent en effet les derniers. • Dans l'ultime poème du cinquième et dernier cahier, celui qui voyait approcher la mort faisait de touchants adieux à la vie : Oh, respire encore un peu De cette terre l'air si lourd, Pauvre, faible soldat de Dieu, Tout consumé, réduit en fumée ... Admirateur de longue date de la poésie de Sologoub, je n'en fus pas moins frappé de l'extrême simplicité de ses derniers poèmes, de l' économie de mots et d'images, du refus de tout son ancien baroque. Je me rappelai une récente conversation avec lui à Tsarskoïé-Sélo (il aimait tendrement cette petite ville et rêvait de s'y installer de nouveau, dès qu'il se serait remis) : « On est d'abord séduit par l'opulence de Rastrelli, mais en vieillissant on commence à apprécier la majestueuse simplicité de Cameron... » Le poète Sologoub avait toujours été « simple i, mais à présent cette simplicité s'était haussée jusqu'au classique et il était bien malaisé de choisir quatrevingts poèmes parmi plusieurs centaines : tous auraient mérité de figurer dans le recueil. A la mi-octobre, le travail était terminé, mon choix sanctionné par Sologoub. Ma femme copia alors 1e tout à la machine en trois exemplaires ; j'en portai un à Angert. Le sort des trois exemplaires est le suivant : naturellement, l'un fut perdu aux Editions d'Etat ; les deux autres, après la mort de Sologoub, revinrent à Mme Tchernosvitov et à moi-même. Mon exemplaire fut détruit avec mes archives ; nous connaîtrons un jour le sort de celui de Mme Tchernosvitov. Il sembla d'abord que les Editions d'Etat fussent disposées à donner satisfaction aux amis du poète, soucieux de voir paraître de son vivant ses derniers vers. Un artiste, notre ami commun Pétrov-Vodkine, fut même désigné pour dessiner la couverture. Mais l'affaire n'alla pas plus loin : la publication fut jugée « inactuelle » et les poèmes « contre-révolutionnaires ». Angert en avait par-
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