IV ANOV-RAZOUMNIK ., Ma femme et moi, nous nous rendîmes aussitôt à Jdanovka où vivait, où maintenant mourait le grand poète. Mais il ne nous fut pas donné de le revoir vivant : il était mort peu de temps avant notre arrivée et, à présent, il reposait sur son divan, sous une couverture, déjà froid, le visage calme, à la fois sévère et plein de bonté. D'autres vers de lui ne s'étaient pas vérifiés : Ayant su duper mon destin, J'étais content de savoir Que j'étais gai dans la maladie, Que je serai gai dans le cercueil... Il n'avait pas su duper son destin et il n'était pas gai comme il se l'était promis; mais les longs mois de souffrances (il souffrait d'urémie) n'avaient pas marqué son visage. Combien il avait eu de mal à se résigner à mourir ... Ce n'était plus ce téméraire Sologoub qui haïssait la « grosse bonne femme Vie » et chantait l'hymne à la Mort libératrice. Quelques jours avant que la mort vînt le chercher, j'étais allé le voir au sujet de certaines questions littéraires et, pour la première fois de ma vie, je le vis pleurer, cherchant en vain à cacher ses larmes. - Il faut mourir? C'est ignoble! Je commence à feine à comprendre ce qu'est la vie... Est-ce qu on le comprend avant d'être vieux? Et voilà, il faut partir... Pourquoi? Comment ose-t-on? (Cet impersonnel « comment ose-t-on? » s'est gravé dans ma mémoire.) Comment consoler le mourant? J'essayai de lui dire que la mort ne vient prendre un être que lorsqu'il a lui-même perdu la volonté de vivre et que tant que celle-ci subsiste, la mort est impuissante. La mort est un phénomène d'ordre aussi bien moral (plus exactement spirituel) que physique ... Mais Sologoub n'écoutait pas. - Allèr chez les grenouilles, dans le marais ? Je ne veux pas! Et lorsque je commis l'imprudence (disons le mot : la sottise) de lui rappeler la « grosse bonne femme Vie», il se fâcha au point que je m'en réjouis : il ne l'avait donc pas perdue, cette volonté de vivre ... Mais maintenant, tout était résolu. Il était délivré de ses souffrances physiques et morales. La journée se passa dans l'agitation, les démarches, les visites. A la nuit, le cercueil avec le corps jonché de fleurs déjà installé au milieu de la pièce, lorsque, après l'office funèbre du soir, les nombreux amis et admirateurs, connus et inconnus, se furent retirés, je commençai à trier les papiers laissés par Fédor Sologoub. Je passai à ce travail toute la nuit en compagnie d'un de mes bons amis, amateur passionné de littérature et grand connaisseur de la poésie russe du ne siècle, que j'avais appelé à mon aide. Vers 1930, cet ami fut arrêté sous une inculpation absurde. Il passa plusieurs années dans une · Biblioteca Gino Bianco 287 prison de l'Oural, puis quelques années encore dans une ville du Nord. A l'expiration de sa peine, au début de 1937, il fut de nouveau arrêté, et cette fois disparut sans laisser de traces. Ce qu'il est devenu et où il est, je l'ignore ; mais s'il vit, je ne veux pas le compromettre en le nommant. Ainsi donc nous travaillâmes ensemble toute la nuit. Cette hâte était nécessaire car Sologoub (de son vrai nom Fédor Kouzmitch Téternikov) était mort sans enfants ni héritiers, et à tout instant un inspecteur du fisc pouvait se présenter pour mettre sous scellés les biens tombés en déshérence. Toute la nuit, nous triâmes papiers, manuscrits, livres dédicacés, caisses, albums, photographies, liasses de lettres, et les transportâmes de la chambre de Sologoub dans les autres pièces de l'appartement. Le matin vint et je me rendis à la Maison Pouchkine de l'Académie des sciences. Cela se passait peu de temps avant l'anéantissement de cette Maison, de l'Académie tout entière, avant l'arrestation et la mort en déportation, à Samara, de l'académicien S. Platonov et de tant d'autres académiciens et professeurs d'université. Mais, en 1927, la Maison Pouchkine était encore protégée par le nom d'un honnête et modeste savant, P. Sakouline, dont le suppléant était le charmant et très serviable B. Modzalevski, un de nos plus éminents « pouchkinistes » ; le département des manuscrits était dirigé par le beau-fils de Platonov, N. Izmaïlov, lui aussi spécialiste de Pouchkine, un homme relativement jeune. Enfin le secrétaire de l'Académie des sciences était alors un neveu des Rimski-Korsakov, B. Molas, que je connaissais moi aussi depuis longtemps par l'intermédiaire de la famille du compositeur. Je cite le nom de tous ces hommes à cause du sort qui allait être le leur. D'ailleurs Modzalevski, lui, devait y échapper: il mourut subitement peu de temps avant que l'Académie et la Maison Pouchkine ne disparaissent. Molas et Izmaïlov furent moins heureux et se virent l'un et l'autre infliger, sans la moindre trace de culpabilité, dix ans de détention aux Solovki. Izmaïlov reparut par la suite à l'horizon« pouchkinien » tandis que Molas, à l'expiration de sa peine, fut arrêté pour la seconde fois pour disparaître complètement à partir de 1937. Toutes choses des plus courantes en U.R.S.S ... Molas, Modzalevski et Izmaïlov réglèrent tout en une demi-heure et me remirent une pièce justificative pour la totalité des archives de Fédor Sologoub qui devaient revenir à la Maison Pouchkine. Nous pouvions maintenant procéder tranquillement au classement et à l'inventaire sans avoir à craindre le fisc. L'inspecteur se présenta le jour même et en fut pour ses frais. Nous nous étions mis à ce traViail aussitôt après l'enterrement. Il se poursuivit chaque jour pendant près de trois mois et ce ne fut que fin février 1928 4.ue nous remîmes les archives classées et inventonées à la Maison Pouchkine.
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