Le Contrat Social - anno VIII - n. 5 - set.-ott. 1964

286 des milUers de lettres, bref, le contenu de deux , . enormes armoires. A l'automne de 1941, la petite maison de bois que nous possédions à Tsarskoïé-Sélo, à l'extrême limite de la ville, se trouva sur la ligne même du front. Sa destruction commença par des bombes d'avion en août-septembre et se termina par des obus dans l'hiver de 1941-42. Lorsque j'y allai pour la dernière fois, la bibliothèque et les archives n'étaient plus qu'un amas de papiers éparpillés sur le plancher des trois petites pièces de la maison et piétinés par les bottes des soldats ; aujourd'hui il n'en reste plus que le souvenir... Rien à faire... Tel est apparemment mon destin d'écrivain. Mais assez parlé de soi ; il est plus intéressant (pour le lecteur et pour moi) de donner un aperçu des destinées des écrivains, ceux qui disparurent durant ce quart de siècle (exécution, isolateur, camp de concentration, suicide), ceux qui furent bâillonnés par la censure et qui, partant, se turent, ceux qui se sont adaptés et qui prospèrent. Je voudrais faire précéder ces souvenirs d'une petite conclusion au présent chapitre qui en même temps servira d'introduction au chapitre suivant, consacré à Fédor Sologoub. Sologoub, jusqu'à la fin de ses jours (il est mort en décembre 1927), détesta farouchement le régime soviétique. Il ne traitait les bolchéviks que de « têtes obtuses ». En 1923-24, il vivait à Tsarskoïé-Sélo, dans une maison contiguë à notre appartement de la rue Kolpinskaïa, et chaque jour, en réponse au signal convenu frappé au mur, il venait après le dîner prendre le thé avec nous. Un jour, pendant l'été de 1924, il arriva sombre, les sourcils froncés, s'assit en silence devant son verre de thé et brusquement demanda : - Qu'en pensez-vous, les têtes obtuses resteront-elles encore longtemps au pouvoir? Dans l'impossibilité de répondre sérieusement à pareille question, je m'en tirai par une plaisanterie: - Selo"nles analogies historiques en Russie, cher Fédor Kouzmitch, les Tatars ont été au pouvoir trois cents ans, les Romanov ont régné trois cents ans, donc les bolchéviks sont eux aussi au pouvoir pour trois cents ans... Sologoub se fâcha très fort : - Quelles bêtises! A présent, c'est le siècle du télégraphe, du téléphone, de la radio, de l'avion! Le temps passe incomparablement plu~ vite qu'à l'époque des Romanov ou des Tatars! Trois cents ans! Nous ne sommes plus aujourd'hui au Moyen Age avec son temps qui rampait ! - Eh bien, Fédor Kouzmitch, soit; combien de temps alors les bolchéviks resteront-ils, selon vous, au pouvoir ? _ Sologoub réfléchit d'abord sérieusement, puis des étincelles d'humour brillèrent dans ses yeux (c'était un merveilleux humoriste., détail peu Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL connu) et, comme à contrecœur, mais avec un sérieux absolu (ce qui était particulièrement piquant), il répondit : - Eh bien, disons deux cents ans... Et il éclata de rire. Je fis volontiers cadeau à Sologoub d'un siècle : trois cents ou deux cents ans, n'est-ce pas la même chose ? Et se peut-il que notre génération doive demeurer à tout jamais dans la seconde vie (une vie de cauchemar) du sultan Mahmoud? Se peut-il que nous mourrions tout bonnement asphyxiés sous l'eau ? Lorsque de semblables questions se posaient, je me souvenais toujours avec amertume d'un épisode de l'histoire du Moyen Age, avec son « temps qui rampait »; certes, !'Histoire se faisait à une autre échelle et selon une autre durée que la nôtre. La dernière croisade s'acheva par un coup de théâtre : les croisés, en allant en Palestine par Byzance, décidèrent que Constantinople ne le cédait en rien à Jérusalem ; ils prirent donc la capitale et s'emparèrent de toute la partie euro-- péenne de l'Empire. L'empereur Comnène fut réduit à fuir dans ses possessions d'Asie Mineure. Cela se passait en 1204. Mon manuel d'histoire (il m'en souvient encore après un demi-siècle) concluait : « ••• La domination des croisés fut de courte durée; dès 1264, le petit-fils de l'empereur dépossédé chassa à son tour les croisés de Byzance... » « De courte durée »- merci bien : soixante ans ! Trois cents, deux cents, soixante ans, ce sont là pour un peuple des périodes courtes ; pour un individu, il n'y a presque pas de différence entre elles, et l'humour de Fédor Sologoub était en l'occurrence tout à fait de mise. · Mais !'Histoire sait aussi parfois faire des cadeaux inattendus. Au lieu de soixante, de deux cents ou de trois cents ans, elle insère parfois des événements d'une immense portée dans l'espace d'un quart de siècle à peine, période cette fois commensurable avec la durée de la vie humaine. Ainsi, du début de la Révolution française à ~aterlo~, il s'est écoulé exactement vingtcmq ans... Fédor Sologo_ub IL NE FAISAIT pas encore jour, le matin du 5 décembre 1927, quand ma femme et moi reçûmes, à Tsarskoïé-Sélo, un télégramme de Mme Tchérnosvitov (belle-sœur de Fédor Sologoub chez laquelle il habitait) : « Fédor Kouzmitch à l'agonie, venez immédiatement.» Ses prédictions se justifiaient : La mort m'emportera en décembre, En décembre, je cesserai de vivre ...

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