IV ANOV-RAZOUMNIK Les accusations ? 1. Avoir été le «centre de l'organisation idéologique du populisme » (accusation de 1933). 2. Avoir, après ma déportation, poursuivi une «activité contre-révolutionnaire » à Moscou tout en vivant à Kachir (accusation de 1937). 3. Avoir, en 1921, acheté un fusil en vue d'un soulèvement armé contre le régime soviétique (accusation de 1937). 4. Avoir, lors du IIe Congrès des soviets, en avril 1918, prononcé un discours antibolchévique et avoir été «tiré par une jambe de la tribune par un communiste indigné, prêt aujourd'hui à confirmer, lors d'une confrontation, les paroles prononcées à cette occasion» (accusation de 1938). Je ne cite pas toutes les accusations (des dizaines !), toutes aussi sérieuses. Je m'arrêterai sur une seule, la plus remarquable, mais qui exige un petit préambule. Pour l'instant, je dirai ceci : il va de soi que je n'ai jamais acheté de fusil (« Comment ne compreniez-vous pas qu'on ne peut se battre avec un fusil contre des tanks ? », s'étonnait le juge d'instruction, jouant la naïveté) ; je n'ai point assisté au congrès des soviets (bien que le vrai faux témoin m'eût effectivement tiré de la tribune par une jambe) ; mon « activité contre-révolutionnaire», à Moscou et à Kachir, consistait sans doute à rédiger des commentaires pour un important volume (plus de 600 pages) destiné au Musée littéraire d'Etat à Moscou : Lettres d'André Biély à Ivanov-Razoumnik, I9I2I9I3. Mais l'accusation la plus fantastique reste à dire ; c'est elle qui nécessite un petit préambule. Dans la cellule 113 de la prison de Boutyrki, à la fin de 1938, nous n'étions pas particulièrement nombreux: une soixantaine en tout pour vingtquatre places. Il y avait parmi nous un marin qui avait été pendant plus d'un an attaché au service commercial de l'ambassade à Paris; l'ambassadeur était alors le «camarade Potemkine » qui, au début de 1939, devait devenir l'adjoint de Molotov (mais qui peut-être était alors déjà disqualifié et nommé commissaire du peuple à !'Instruction publique de la R.S.F.S.R., je ne m'en souviens plus). Un soir, ce marin revint très déprimé d'un interrogatoire, portant sur le visage les marques évidentes des « arguments » du juge d'instruction. Au demeurant, il était déprimé non du fait même de ces arguments, mais d'avoir «volontairement» avoué ce dont il était aussi coupable que moi de l'achat d'un fusil : en 1937, à Paris, Potemkine avait créé, parmi les membres de l'ambassade, une organisation trotskiste de combat dont lui, le marin, faisait partie ... Bien sûr, tout cela est fantastique : fantastique que les services du N.K.V.D. fabriquent un faux procès-verbal d'interrogatoire sur un homme qui, dans le même temps, est l'adjoint du commissaire aux Affaires étrangères ; plus fantastique encore qu'aucune suite ne fût donnée à ce procès-verbal. On le laissa dormir dans les dossiers, « à tout Biblioteca Gino Bianco 285 hasard » : peut-être pourra-t-il servir, peut-être pourra-t-on arrêter aussi le camarade Potemkine ; en ce cas, l'accusation serait toute prête et le vrai faux témoin déjà sous la main ... Que n'a-t-on pas vu sous le règne de Iéjov... J'en reviens à l'accusation portée contre moi : elle me fut notifiée sous forme de cadeau de Nouvel An, le 31 décembre 1937: « Avoir eu, en avril 1936, au cours d'un séjour à Léningrad, dans un lieu de rendez-vous clandestin, une entrevue avec l'académicien Tarlé et avoir discuté avec lui de sa participation à un ministère responsable après le renversement du régime soviétique. » C'est la même histoire que pour Potemkine. Je n'ai jamais vu de ma vie l'académicien Tarlé, ni « clandestinement » ni « ouvertement », pas même en effigie ; j'ignore s'il a une barbe ou non, s'il possède une abondante chevelure ou s'il est chauve. Mais imaginez que j'eusse accepté de faire toutes les déclarations exigées par le juge d'instruction : il y aurait eu dans les archives du N.K.V.D. une accusation toute prête au cas où l'occasion se serait présentée de « retirer de la circulation» l'académicien Tarlé. Et moi qui, dans ma naïveté, avais cru que l'honorable académicien accusé d'un tel crime était certainement déjà arrêté ... Pas le moins du monde ! Il ne se doutait même pas des filets que le N.K.V.D. voulait tendre autour de lui, il prospérait et prospère encore aujourd'hui. Je le répète, tout cela est à la limite du fantastique ; mais, au «pays des soviets », chacun sait que 99 % des accusations portées par la Tchéka, le Guépéou, le N.K.V.D., le Gossobez, ne sont que mensonges qui n'étonnent aucun des accusés. Pour conclure, une importante réserve. Que le lecteur ne pense pas qu'en narrant mes expériences je me tienne pour un martyr du régime soviétique. En vérité, comparativement à tant d'autres (des millions !), j'ai peu souffert : je n'ai pas été condamné à l' «isolateur» ; je n'ai pas été enfermé dans des camps de concentration; j'ai vécu en déportation dans de grandes villes ; aux interrogatoires, je n'ai jamais été en butte aux « arguments » du juge d'instruction. Y en a-t-il beaucoup qui pourraient en dire autant ? Bien entendu, on a en Occident une tout autre notion du droit ; mais il s'agit de la vie au « pays des soviets », où mon sort a encore été parmi les meilleurs. Pour en finir à mon propos, je parlerai des événements des derniers temps. Au cours des quarante années de mon activité d'écrivain, j'ai peu à peu accumulé des livres ; la petite bibliothèque de mes débuts était devenue, en 1941, une bibliothèque de dix mille volumes. D'autre part, j'avais au cours des ans réuni de très importantes archives littéraires, entre autres de précieux manuscrits (Blok, Biély, Sologoub, Rémizov, Kliouïev, Essénine, Zarmatine, etc.), des dizaines de dossiers,
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