Le Contrat Social - anno VIII - n. 5 - set.-ott. 1964

284 Q!!elques mots sur moi-même (Histoire assez fantastique elle aussi) ECRIRE SUR SOI est chose difficileet fastidieuse, mais comme j'eus moi aussi à servir d'illustration à l'histoire fantastique du sultan Mahmoud, surmontant l'ennui et la difficulté je dirai quelques mots sur moi-même. Je n'ai jamais été membre d'aucun parti politique, mais durant toute ma vie littéraire j'ai continué (et de l'avis du Guépéou, « dirigé ») cette tendance du populisme qui se définit par les noms de Herzen, de Tchernychevski, de Lavrov et de Mikhaïlovski. Au début du xxe siècle, ce courant se constitua politiquement en parti socialisterévolutionnaire et j'assurai alors la direction littéraire des revues et journaux de ce parti (Zaviéty, 1912-14, la Cause du peuple, 1917). Lorsque, en automne 1917, les s.-r. se scindèrent en s.-r. « de droite » et s.-r. « de gauche », je fus chargé de diriger l'organe de ces derniers, l'Etendard du travail, et la revue Notre voie. Mon nom figurait, bien entendu, sur la liste noire de la Tchéka. Après l'assassinat du comte Mirbach, ambassadeur d'Allemagne, et l'écrasement des socialistesrévolutionnaires de gauche en juillet 1918, on me laissa cependant provisoirement tranquille. Ce n'est qu'en février 1919 que je fus arrêté pour la première fois, à Tsarskoïé-Sélo, pour participation à l'imaginaire « complot des socialistes-révolutionnaires de gauche » ; le lendemain furent arrêtés (aux adresses relevées sur mon carnet) Alexandre Blok, Alexis Rémizov, Eugène Zamiatine, le peintre Pétrov-Vodkine, le professeur S. Vengerov, M. Lemke et beaucoup d'autres écrivains aussi peu coupables. Tous furent relâchés après un bref séjour à la Tchéka ; quant à moi, je fus emmené à Moscou, à la Loubianka. L'histoire fantastique de ce voyage et de mon séjour dans les sous-sols de la Loubianka mérite d'être racontée en détail; disons seulement que, cette fois, l' « affaire » se termina bien. Le ·sultan Mahmoud reparut au bout de quinze jours dans la littérature, avec la promesse de ne plus être « inquiété inutilement ». Cette promesse, le pouvoir la tint pendant près de quinze ans ; mais tout vrai travail littéraire était désormais presque impossible. Lorsque (au prix de grandes difficultés et avec des coupures imposées par la censure) mon livre consacré à l'œuvre d'Alexandre Blok et d'André Biély ( Les Cimes), parut en 1933, ]es matamores de la censure de Léningrad déclarèrent aussitôt à l'éditeur (l'Epi) qu'à l'avenir mes livres ne seraient plus autorisés quel qu'en fût le contenu. Et, en effet, depuis lors la censure ne laissa plus passer aucun de mes livres (La Russie et l'Europe, Justification de l'homme et autres ouvrages auraient dû paraître aux mêmes éditions). Certes, il m'était permis de m'occuper de « science littéraire» et de bibliographie. En 1926Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL 27, je dirigeai la publication en six volumes des œuvres choisies de Saltykov-Chtchédrine et y insérai près de cinq cents pages de commentaires détaillés (l'histoire fantastique qui s'y rattache reste aussi à raconter). En 1930, je fis paraître les Inédits de Chtchédrine et, la même année, la censure de Moscou laissa passer (non sans faire, de nouveau, de grandes difficultés) le premier volume de ma monographie sur la vie et l'œuvre de Saltykov-Chtchédrine (les volumes II et III disparurent pendant les années que je passai en prison et en déportation). Enfin, la même année, commença la publication, d'après le plan établi par moi, des œuvres complètes en vingt volumes du même Saltykov. On le voit, je fus contraint de me spécialiser en me consacrant à un seul auteur, mes propres voies étant coupées. Pas complètement, d'ailleurs. A partir de 1930, je dirigeai la publication en douze volumes des œuvres d'Alexandre Blok ; pendant trois ans, jusqu'au printemps de 1933, je pus y travailler et les Editions des écrivains de Léningrad publièrent les sept premiers volumes (vers et théâtre). Je n'eus pas le temps de préparer les cinq derniers volumes (prose) car, au début de 1933, je fus arrêté. Alors commencèrent de longues années de pérégrinations, de prison en prison et de déportation en déportation. Pour les sept volumes de vers et de théâtre de Blok, j'avais écrit d'importants commentaires (fondés sur l'étude des manuscrits), mais dès avant mon arrestation, ces commentaires, déjà en partie imprimés, furent, par ordre du Guépéou, supprimés de l'édition et ils se perdirent. Au reste, pas complètement non plus. Le jeune « communoïde » Vladimir Orlov, qui me remplaça après mon arrestation, puisa d'une main généreuse dans les épreuves de mes commentaires mises à sa disposition par l'éditeur pour les éditions postérieures de Blok. Il se révéla un copiste assez lettré ... Et pour moi commencèrent des années de détention et de pérégrinations. Je me contenterai d'en indiquer brièvement les principaux jalons. 1933. Depuis février, huit mois de détention en cellule à la D.P.Z. (prison préventive), ensuite déportat~on pour trois ans à Novossibirsk, puis bientôt .à Saratov. 1936. A l'expiration de la peine, autorisation de m'installer à Kachir, mais nullement de rentrer chez moi, auprès des miens, à Tsarskoïé-Sélo. 1937, septembre. Arrestation à Kachir, transfert à Moscou, à la prison de Boutyrki, où je passai un an et neuf mois. 1939, juin. Libération sans nouvelle déportation, mais avec interdiction de rentrer chez moi, à Tsarskoïé-Sélo. Je ne pus m'y rendre que par ruse, en faisant viser mes papiers « provisoirement». Ainsi passèrent les années jusqu'au début de la guerre et l'occupation de Tsarskoïé-Sélo par l'armée allemande, le 17 septembre 1941.

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