IV ANOV-RAZOUMNIK gauche... Mais qu'importent les socialistes-révolutionnaires ... Un quart de siècle a passé, et la queue du renard et la gueule du loup demeurent semblables à elles-mêmes... La politique est pour moi un domaine accidentel, et c'est pourquoi j'en viens à des exemples relevant du domaine littéraire, lesquels, mieux que toutes les théories, diront ce que fut la seconde vie du sultan Mahmoud au cours de ce sinistre quart de siècle. Pourquoi ne pas commencer par la pittoresque histoire des Mille et une Nuits elle-même? Seulement un conte est un conte, et ici il s'agira de faits. Il était une fois un homme amoureux des livres; il s'appelait Krolenko (à ne pas confondre avec le célèbre commissaire du peuple Krylenko, qui a été fusillé ou qui, en tout cas, a disparu). Cela se passait tout au début de la nep ( « nouvelle politique économique») dont Lénine a dit qu'elle était adoptée « pour de bon et pour longtemps ». Les naïfs le crurent, et parmi eux le jeune et énergique Krolenko, qui fonda en ces années-là les éditions Académia. Par un sûr instinct de bibliophile, il devina dans quel domaine le livre était promis au succès en un temps où l'on était las des succès de la révolution. Ecrasement de Dénikine, écrasement de Koltchak, écrasement des interventionnistes, écrasement après écrasement, mais au fond de soi on avait du vague à l'âme et l'on éprouvait comme un sentiment de saturation. C'est le sentiment qui devait être celui du sultan Mahmoud en mettant au monde son huitième enfant ... Krolenko comprit qu'en ces années de nep, trois catégories de livres offraient des chances de succès, et en premier lieu les ouvrages de mémorialistes qui permettaient de s'oublier dans les récits du passé. Il entreprit de publier et de réimprimer en éditions de luxe, avec un immense succès, des mémoires du x1xe siècle. Second succès dû à son flair : il comprit que, vers 1925, au milieu des romans prolétariens cc d'actualité», tel L' Usine Rabelais de Michel Tchoumandrine, prolétaire honnête mais dépourvu de talent, dont la critique mettait les œuvres au-dessus de Guerre et Paix ... Mais je m'arrête au milieu de la phrase. C'est que je me souviens de la puissante image rencontrée dès les premières lignes d'un des nombreux romans de ce rival de Léon Tolstoï: « Nadenka sortit sur le balcon, s'appuyant sur la lourde balustrade de chêne», balustrade qu'elle traînait apparemment à travers tout l'appartement, d'une pièce à l'autre, à la façon d'un bâton ... Eh bien, notre intuitif éditeur comprit que sous le règne de tels Tolstoï prolétariens, à la grammaire aussi incertaine et dénués de tout talent, que ce soit dans le choix du sujet ou dans la composition, c'était un Alexandre Dumas père qu'attendaient les lecteurs découragés. Et Krolenko commença à publier, dans des éditions de luxe et Biblioteca Gino Bianco 283 pour la première fois dans de bonnes traductions, roman après roman d'Alexandre Dumas. Le succès dépassa toute attente. Enfin, la troisième catégorie de livres qui pouvaient plaire au lecteur en ces années où l'on était las du marxisme russe triomphant, lourdaud et prosaïque, était le domaine interdit du conte. Soit dit en passant, l'attitude du marxisme à l'égard du conte présente au cours des ans cc une série de transformations magiques ». Le jeune éditeur décida donc, sans se borner à publier en volumes des contes folkloriques, de faire paraître avec un luxe particulier les Mille et une Nuits qui, pour la première fois en langue russe, seraient traduites non pas du français (et non sans coupures), comme c'était le cas jusqu'alors, mais du texte original en arabe et dans une version aussi complète que possible. La traduction fut confiée à un jeune savant, sous la direction de l'académicien Kratchkovski, et l'illustration à Ouchine, qui s'acquitta de sa tâche avec bonheur. Ce qui frappa surtout le lecteur russe, ce fut la superbe couverture, rutilante d'or et d'argent, de vernis dans toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. D'ailleurs pourquoi raconter tout cela ? Cette édition (en huit volumes) parvint en Europe occidentale tandis qu'en Russie soviétique elle constituait une rareté bibliographique qui, chez les bouquinistes (d'Etat, bien entendu), était cotée de 1.200 à 1.500 roubles. Soit dit par parenthèse, les œuvres complètes d'Alexandre Dumas, dans l'affreuse édition de Soïkine, coûtaient le double. Les Editions d'Etat assistèrent en témoin jaloux au succès des mémoires (comment n'y avaient-elles pas songé elles-mêmes ?), tout en se résignant à cette réussite de l'édition privée : c'était la nep, « pour de bon et pour longtemps », on n'y pouvait rien. La patience fut mise à rude épreuve lorsque, en édition de luxe, Alexandre Dumas défila sur le marché du livre avec un éclatant succès. A ce propos, la nep elle-même commençait à battre de l'aile. Mais quand le premier volume des Mille et une Nuits fit sensation, la patience fut à bout. Pour l'intuitif éditeur (il ne faut pas être intuitif), ce fut le commencement de la seconde vie du sultan Mahmoud. Cela signifie : s'il vous plaît, au Guépéou ! Cet organe du pouvoir dut, bon gré mal gré, arrêter l'éditeur et le persuader de l'inconvenance de sa conduite. En comparaison d'autres cas, l'affaire se termina vite et bien : l'éditeur passa un certain nombre de mois en prison, ne fut déporté nulle part ni expulsé, mais il dut reconnaître que sa conduite était contraire aux intérêts de l'Etat et décida« volontairement» que sa maison d'édition devait, précisément sous ce nom d'Académia qui avait fait ses preuves, s'incorporer aux Editions d'Etat. Lui-même pouvait désormais s'occuper de n'importe quoi, sauf, bien entendu, d'édition ... Après quoi l'Académia survécut une dizaine d'années encore comme partie intégrante des Editions d'Etat, et l'éditeur dépouillé put méditer à loisir sur les deux vies du sultan Mahmoud ...
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