Le Contrat Social - anno VIII - n. 5 - set.-ott. 1964

282 En guise de Préface EST-CE LE MOMENT, est-ce la peine de parler de la destinée des écrivains, de raconter des «histoires fantastiques », alors que !'Histoire universelle pose le problème de la destinée des peuples, du sort du monde entier ? Les écrivains sont une si petite vague, à peine W1e goutte d'eau dans l'océan des peuples : quelques milliers parmi des millions. . Si encore il s'agissait de la littérature russe de l'époque où elle était la «lumière du monde », où les écrivains étaient le «sel de la terre »... Mais il s'agit de la littérature du dernier quart de siècle au «pays des soviets », qui vit sous l'éteignoir de la terreur bolchévique. Mais il s'agit d'écrivains qui ont cessé d'être le «sel de la terre » et qui étouffent dans les muselières «marxistes». «Vous êtes le sel de la terre. Si le sel perd sa saveur, comment la lui rendra-t-on ? Il n'est plus bon qu'à être jeté dehors, et foulé aux pieds par les hommes. » Est-ce la peine d'en parler ? Oui, car le sort des écrivains russes durant le dernier quart de siècle fut tragique pour beaucoup, dramatique pour tous (les valets littéraires ne comptent pas), et le drame et la tragédie de l'humanité méritent toujours l'attention. Oui, car L'écrivain, s'il n'est qu'une vague Et si la Russie est l'océan, Ne peut rester indifférent Quand se déchaînent les éléments. Oui, car, la littérature ne serait-elle pas même une vague, mais seulement une goutte d'eau dans l'océan des peuples, une petite goutte d'eau reflète aussi le soleil de !'Histoire universelle. Oui, car la destinée des écrivains au «pays des soviets », durant le dernier quart de siècle, reflète les destinées de tout un peuple. Pour connaître la saveur de l'eau, il suffit de quelques gouttes. Les pages qui suivent sont ces gouttes d'eau, et plus les faits rapportés ici sont menus, plus ils sont caractéristiques. Et non seulement il vaut la peine de les consigner, mais il est indispensable de le faire maintenant, « sur les traces toutes fraîches » : un quart de siècle encore, et personne . n'ajoutera foi aux histoires fantastiques que nous avons vécues. Et pourtant, selon le mot du poete, « tout cela est arrivé, vraiment arrivé ,,,.. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Les deux vies du sultan Mahmoud PARMI LES CONTES des Mille et une Nuits, il en est un qui s'intitule : « Les deux vies du sultan Mahmoud ». Le sultan reçoit la visite d'un derviche qui l'invite à plonger la tête dans l'eau d'un bassin. A peine le sultan s'est-il exécuté qu'il se voit transporté dans une île, au milieu d'une mer déchaînée, et de surcroît (chose affreuse pour un adepte du Coran) il est changé en femme. Celle-ci tombe aux mains de quelque rustre et, année après année, elle (le sultan Mahmoud !) lui donne huit enfants. Et ainsi de suite, de mal en pis, se poursuit le cauchemar de la sèconde vie du sultan Mahmoud. Et lorsque, enfin, il sort la tête de l'eau, il constate que cette seconde vie, il l'a vécue en l'espace de quelques secondes. L'histoire du sultan Mahmoud (à une « petite » différence près) se renouvela - mais en sens inverse - pour nous, pour ma génération et moimême, contemporains d'Alexandre Blok et d'André Biély, qui abordâmes le :xxe siècle l'année même de notre majorité. Un derviche vint nous trouver - son nom était Révolution - et, en 1917, nous plongeâmes la tête dans l'eau. Et lorsque, suffoquant, nous remontâmes à la surface, nous nous aperçûmes qu'il s'était écoulé non pas quelques secondes, mais vingt-cinq ans, un quart de siècle. Lorsque nous plongeâmes la tête dans l'eau, nou~ n'avions pas même la quarantaine, chacun de nous était (selon la courtoise expression française) un jeune homme de quarante ans. Nous étions jeunes, et nous revînmes à la surface comme le sultan Mahmoud après sa seconde vie (du moins ceux d'entre nous qui avaient survécu et s'étaient réveillés) alors que nous avions dépassé la soixantaine. Nous étions en notre temps pour l' « approfondissement» de la révolution politique jusqu'à la révolution sociale; quand je dis nous, j'entends notre groupe littéraire, les «Scythes»(d'après le titre d'une revue dont deux numéros parurent en 1917), Alexandre Blok, André Biély, Nicolas Kliouïev, Serge Essénine et quelques autres. Quant à moi, . au début de la révolution de Février, je publiai un article, « Voliga et Mikoula » (repris dans mon livre : · Une année de révolution, 1918), sur la révolution politique et sociale, et je suis enclin à ne pas le tenir pour une erreur. Comment ai-je pu, moi qui, durant toute ma vie littéraire, avais co1n:battule marxisme russe, et cela en la personne de son représentant le plus éminent, Georges Plékhanov, comment ai-je pu un seul instant croire à la possibilité d'un «pacte », fût-il provisoire, avec le bolchévisme, sa frauduleuse « dictature du prolétariat », ses compromissions et tout ce qui enthousiasme ses partisans : « ce qui est semblable à la bête » ? Cette bête, se faisant d'abord renard, sut tout engloutir : en janvier 1918, l'Assemblée constituante et .les socialistes-révolutionnaires de droite ; en avril, les anarchistes ; en juillet, les socialistes-révolutionnaires de '

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