Le Contrat Social - anno VIII - n. 5 - set.-ott. 1964

DESTINÉES D'ÉCRIVAINS par Ivanov-Razoumnik Il n'y a, en principe, aucune raison d'accorder aux destinées d'écrivains, soviétiques ou non, plus d'importance qu'aux destinées d'ouvriers et de paysans. Mais il se trouve que les écrivains ont « un nom», alors que les ouvriers et les paysans restent pour ainsi dire anonymes, outre que les écrivains, surtout sous un régime où les travailleurs sont privés de tout moyen d'expression, reflètent plus ou moins consciemment les états d'esprit de la société à laquelle ils appartiennent, même quand ils ne désirent nullement s'en faire les interprètes. D'autre part, les admirateurs bourgeois du despotisme asiatique camouflé en socialisme ne tarissent pas de commentaires complaisants avant-hier au régime de Staline, hier à celui de Khrouchtchev, dans la presse qui intoxique l'esprit public en Occident, plus spécialement sous les rubriques des lettres et des arts. Un peu de vérité sur les « destinées d'écrivains » contribuera donc à rectifier les idées fausses sur la vie soviétique que la propagande communiste, secondée par la presse bourgeoise, réussit à accréditer dans le monde. Les témoignages directs ne sont pas fréquents, par suite de la séquestration des sujets soviétiques non enrôlés au service immédiat du pouvoir. Les circonstances ont néanmoins permis d'en recueillir quelquesuns, trop peu connus, au cours des années qui nous séparent des débuts du stalinisme absolutiste, et il serait dommage que celui d'Ivanov-Razournnik restât confiné dans un petit cercle de Russes en exil. Il n'a paru qu'en édition minable, dactylographiée, par les soins du « Fonds littéraire », en 1951, mais la date n'en amoindrit pas la valeur, d'abord parce que le présent est fait du passé, surtout du passé récent, ensuite parce que la condition des écrivains soviétiques n'a pas tellement changé depuis Staline, étant entendu que les tueries et les déportations systématiques n'ont plus cours (mais le bâillon reste en vigueur, la « ligne » officielle demeure impérative et les asiles d'aliénés sont là pour les indociles). Les Destinées d'écrivains forment une brochure de 56 pages qui mérite d'être reproduite en français malgré ce qu'elle perd à la traduction (car une certaine ironie du « milieu », les citations poétiques et les allusions spécifiquement russes « ne passent pas la rampe,). Nous la donnerons en plusieurs fois, certes Biblioteca Gino Bianco I sans prendre à notre compte tous les jugements littéraires de l'auteur, auquel on ne déniera pas ici le droit de penser à sa manière. Razoumnik Vassilievitch lvanov, 1878-1946, jouissait dans la Russie préstalinienne d'une grande notoriété, sous son nom de plume d'Ivanov-Razoumnik, comme critique et historien de la littérature. Auteur d'une Histoire de la pensée sociale russe en deux volumes (1907) considérée comme classique, il avait écrit avant la révolution des ouvrages réputés Sur l'intelligentsia (1908), Sur le sens de la vie (1908), sur La Littérature et la société (1910), sur Léon Tolstoï (1913), sur Pouchkine et Biélinski (1916), et après la révolution sur Alexandre Blok et André Biély (1919), sur A. 1. Herzen (1920), sur Biélinski (1923), outre de substantielles études critiques réunies en nombre de volumes. Ses sympathies allaient aux socialistes-révolutionnaires de gauche, qui furent les alliés des bolchéviks jusqu'en 1918. A la fois respecté comme érudit (les Encyclopédies soviétiques lui consacrent de longs articles) et traité en suspect comme populiste invétéré, il dut se cantonner dans des travaux de glossateur, notamment sur Saltykov-Chtchédrine (1926-1930). Plusieurs fois arrêté, emprisonné, déporté, il ne fut pourtant pas torturé sous la terreur stalinienne, évidemment par ordre venu d'en haut, et il survécut pour être libéré en 1941. Habitant Tsarskoïé-Sélo, ville occupée par les Allemands dès la même année, il fut déporté en 1942 ainsi que sa femme au camp de concentration de Konitz, puis assignés tous deux à domicile en Lituanie où ils avaient des parents classés comme Volksdeutsche. Il mourut le 9 juin 1946, trois mois après sa compagne, non sans avoir beaucoup écrit, mais une grande partie de ses manuscrits disparut sous les bombardements. Quelques-uns parvinrent aux Etats-Unis où les Editions Tchékhov publièrent le recueil Prisons et déportations (1953) dont plusieurs chapitres avaient paru dans le Courrier socialiste en 1949 et 1950. On peut en lire un en français, « La léjovchtchina », dans le B.E.I.P.I. du 1er décembre 1949, tableau saisissant des prisons soviétiques et relation poignante de certains interrogatoires. Aucun éditeur français n'a eu le courage élémentaire de publier cc livre véridique, indispensable.

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