Le Contrat Social - anno VIII - n. 4 - lug.-ago. 1964

L. DAN Une rencontre à Paris L'AFFAIRE remonte à 1933. Je ne sais plus - j'étais en effet déjà à Paris - si c'était aussitôt après l'arrivée d'Hitler au pouvoir, ou juste avant ; toujours est-il que l'inquiétude et la perplexité augmentaient de jour en jour dans les milieux sociaux-démocrates allemands. Certains de nos camarades se préparaient à quitter leur pays; les émigrés russes, les premiers, abandonnèrent les lieux qui les avaient si longtemps accueillis, et nos camarades allemands les y encourageaient : ils redoutaient en effet des difficultés de toutes sortes, des mesures contre les socialistes étrangers, juifs pour la plupart, des tracas, et leur propre impuissance. Si je ne me trompe, c'est B. I. Nicolaïevski qui, le premier parmi les émigrés russes, souleva la question des archives, qu'il fallait mettre en lieu sûr. Il s'inquiétait notamment des archives et des manuscrits de Marx, conservés dans les archives du parti social-démocrate, dans l'immeuble du Vorwaerts. Tout le monde était un peu dérouté ; nos camarades allemands ne savaient que faire, comment emporter les archives, où les mettre en sûreté. Finalement, on y réussit de manière assez heureuse : les archives de Marx furent envoyées à Copenhague, et ceci grâce à l'énergie et aux démarches du fils de Breitscheid, qui s'y était établi. On réussit à tout faire sortir d'Allemagne - et non seulement ces archives, mais aussi quelques autres - grâce à l'intervention de Blum qui s'arrangea pour que ces documents fussent transportés, comme biens français, par la voie diplomatique 1 • Je ne sais comment des rumeurs concernant ces archives de Marx, la manière dont on les avait sauvées, etc., parvinrent jusqu'à l'Institut MarxEngels à Moscou; peut-être fut-ce par l'intermédiaire du même Nicolaïevski qui, comme certains d'entre nous, avait conservé des contacts avec Riazanov (à l'époque, directeur de l'Institut) et, après son éviction, avec ses successeurs, Adoratski et d'autres. Je sais, en tout cas, que cet Institut proposa de se voir confier la garde des archives de Marx ; la proposition fut adressée à la social-démocratie allemande. Je crois qu'elle fut transmise par l'intermédiaire de B. I. Nicolaïevski, mais je n'en suis pas sûre; lorsque j'en ai parlé plus tard à Abramovitch, il m'a dit que les bolchéviks avaient adressé cette proposition à l'Internationale ; mais j'ai quelque peine à imaginer qu'une institution soviétique d'Etat ait pu s'adresser officiellement à l'Internationale socialiste. D'autre part, Fritz Adler, secrétaire de l'Internationale, a conservé de tout cela un souvenir un peu différent : sa participation à cette « affaire » aurait commencé par une démarche 1. Voir plus loin, en annexe, la notice de B. Souvarine aur l'affaire des archives. - N.d.l.R. Biblioteca Gino Bianco ... 197 faite auprès de lui par la social-démocratie allemande, car Wells, président du parti socialdémocrate, ne voulait à aucun prix entrer en conversations et en rapports directs avec les bolchéviks. Un certain André Pierre, personnage au rôle assez mal défini, prit part également à ces conversations ; j'ignore comment il se trouva mêlé à cette affaire. Bien entendu, les sociaux-démocrates allemands ne pensèrent pas un instant à confier à Moscou la « garde » des archives de Marx. Cependant, l'éventualité d'une vente de ces archives leur parut pouvoir être envisagée. En effet, la vie nouvelle qu'ils allaient devoir .mener dans l'émigration, organisée sur une grande échelle, avec un bureau, de nombreux collaborateurs, des publications, etc., nécessitait des fonds importants, et bien que les sociaux-démocrates allemands eussent réussi à sortir d'assez grosses sommes (par l'entremise et avec l'aide du parti socialiste suédois), le prix considérable que l'on pouvait espérer tirer de la vente de ces archives était de nature à les intéresser dans la réalisation de leurs plans. On parlait d'une somme de 2 millions de marks, l'équivalent à l'époque de 12 millions de francs, soit près de 800.000 dollars. Les sociaux-démocrates allemands avaient promis de remettre une partie de cet argent à l'Internationale socialiste pour la fondation d'un Institut Marx ; les menchéviks russes, plus ou moins intéressés à cette affaire, suggérèrent de se voir attribuer une partie de cette somme : c'eût été en effet pour nous d'une grande importance, car, si nous n'avions pas, il est vrai, de collaborateurs rémunérés, la publication du Sotsialistitcheski Viestnik exigeait néanmoins des moyens qui nous faisaient précisément défaut. Je ne puis dire avec certitude quel est celui de nos ~amarades qui le..premier émit l'idée que les archives pourraient etre non pas données en « garde », mais purement et simplement vendues ; quoi qu'il en soit, les conversations se déroulèrent avec la participation directe des menchéviks, et je me souviens très bien de toutes les péripéties de cette histoire. Du côté des bolchéviks (on attendait la venue d'Adoratski, de Boukharine et de Tikhomirnov) on ne voyait aucun inconvénient à ce que des menchéviks fussent mêlés à l'affaire. Bien au contraire ... Dès le début, une difficulté surgit : comment fixer le prix d'une « marchandise » aussi insolite? On parla de 6, puis de 8 millions. Les menchéviks russes suggérèrent que l'on pourrait également poser quelques conditions d'ordre politique très modestes il est vrai, comme par exempl: la libération de l'un ou l'autre de nos camarades arrêtés, etc. On crut pouvoir soulever cette question_p~ce que. Nicolaïev~ki avait appris que les ~ovtétiques étaien~ très mtéress~s par l'acquisition de ces archives, que Staline « lui-même » y tenait beaucoup, etc. C'est Abramovitch qui insista particulièrement '

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