258 fermée à ses conseils, qu'elle s'adresse au peupl~. » Frédéric II se sentit visé et, avec la collaboration de son factotum, l'abbé Bastiani, rédigea une aigre réponse : Examen de l'Essai sur les préjugés, qu'il se hâta d'envoyer à Voltaire et à d'Alembert. Il est fort possible que Diderot ait sa part de responsabilité dans la rédaction de l' Essai anonyme de 1770: il lui arrivait assez souvent de << blanchir les chiffons sales du baron », celui-ci confiant à son ami le soin de mettre au point son français douteux. Toujours est-il qu'il se sentit vivement blessé par la critique du roi de Prusse et écrivit un factum d'une telle violence qu'il ne fut même pas question de l'imprimer. Diderot disposait d'une plume si aisée et si rapide qu'il n'hésitait pas à la manier pour le simple plaisir d'écrire. Le manuscrit resta donc inédit et l'on pouvait le croire perdu quand Venturi le découvrit en 1937 dans la collection accumulée par le fameux aventurier Libri et le publia la même année sous le titre : Pages inédites contre un tyran, auquel M. Vernière a préféré celui de : Pages contre un tyran. Laissons au lecteur le plaisir de lire dans l'édition Garnier cette douzaine de pages vengeresses, visiblement écrites d'un seul jet. Entre-temps, les relations confiantes qui venaient de se nouer entre Diderot et Catherine de Russie offraient à l' écrivain une ample compensation à sa querelle avec le roi de Prusse. Dépensier et ami généreux, Diderot était toujours à court d'argent ; informée de ses embarras, l'impératrice lui offrit de lui acheter sa bibliothèque en lui en laissant la disposition; Diderot accepta et, pour témoigner sa reconnaissance, entreprit le voyage de Russie en évitant soigneusement de passer sur les terres de son royal adversaire. Sur la voie du retour, à La Haye, il rédige un furieux pamphlet, Principes de politique des souverains, où il imagine Tibère, préfigure sanglante de Frédéric II, faisant l'apologie des pires instruments de la tyrannie : mépris de l'homme, ruse, cruauté. Trois manuscrits de cet opuscule ont été retrouvés après la mort de l'auteur et l'un d'eux publié pour la première fois par Naigeon en 1798; c'est une suite de 229 aphorismes du plus effronté cynisme; celui-ci, par exemple : « Dans les grandes affaires, ne prendre conseil que de la chose et du moment» (222). On retrouve avec plaisir dans l'édition Garnier cette cinquantaine de pages savoureuses. La pièce la plus curieuse du dossier est encore l'ensemble des notes écrites par Diderot à l'occasion de ses entretiens avec Catherine de Russie. Arrivé à Saint-Pétersbourg le 8 octobre 1773, Diderot eut jusqu'au 3 décembre_une série très régulière d'entre~u~s labori~uses avec !~impératrice ; chaque f01s,il apportait des notes soigneusement préparées; d'autres étaient consignées au cours de la discussion. Ce précieux manuscrit, soit un ensemble d'environ 400 feuillets, après d'incroyables aventures, finit par tomber entre les mains de l'érudit Maurice Toumeux qui Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL l'édita à Paris, en 1899, sous le titre : Diderot et Catherine. C'est à cette édition que, sous le même titre, M. Vernière emprunte les notes qui lui semblent offrir le plus vif intérêt politique. Ajoutons. qu'une é9uipe ~e sav~ts sovi~ti9?es s'emploie de nos Jours a publier une editton critique de ce document d'une exceptionnelle originalité. En lisant le texte retenu ici, on sera frappé du sérieux avec lequel le maître français et son auguste élève abordaient leur tâche commune. Dès son arrivée à !'Ermitage, Diderot avait été frappé par les sombres aspects de cet empire qui, vu de Versailles, paraissait être un brillant foyer de « lumières » : misère du menu peuple, corruption des grands, brutalité des mœurs. Il tentera, autant que le lui permettra sa situation d'étran~er et de serviteur à gages, d'éclairer la souverame sur les réformes qui permettraient d'élever son empire au niveau de la civilisation occidentale. .. De son côté, Catherine, que son éducation allemande incline au réalisme, tient à tirer tout le parti possible de la conversation de « son » philosophe, non seulement pour son plaisir personnel, mais pour les clartés dont pourra bénéficier sa propre politique. Devant ces pages admirables, on sent que Diderot vient de relire soigneusement Montesquieu et qu'il s'en inspire pour signaler à son auditrice les bienfaits d'un sage libéralisme. Mais Diderot n'en avait pas encore fini avec Catherine. Pour comprendre la suite de cette histoire, il faut rappeler que la souveraine, admiratrice sincère de Montesquieu, avait spontanément décidé de convoquer en 1767 de véritables états généraux de l'empire russe pour l'établissement d'un code. En vue de préparer les travaux de cette sorte de « douma », elle avait rédigé une Instruction préparatoire appelée en russe Nakaz. Cette commission, forte de 564 membres, siégea effectivement à Moscou et n'y tint pas moins de 203 séances, « dans une redoutable confusion », écrit M. Vernière; elle émigra ensuite à SaintPétersbourg, mais fut bientôt dissoute en raison de la guerre avec la Turquie. Catherine, qui tenait certainement plus à son papier qu'à la commission elle-même, le fit imprimer en français à Saint-Pétersbourg. C'est là seulement, semble-t-il, que Diderot le connut à son arrivée en Russie, et les Entretiens avec Catherine y font plusieurs fois allusion. Cependant c'est seulement après son retour que le goût lui vint d'entreprendre une critique mordante du Nakaz qu'il se garda bien de publier ; mais le manuscrit fut retrouvé dans le fonds Vandeul et publié en 1920 par Paul Ledieu dans la Revue d'Histoire économiq,ueet sociale; l'article fut repris en plaquette, en 1921, par l'éditeur Marcel .Rivière. Au total, les Observations sur le N akaz occupent environ 120 pages •dans l'édition Garnier; on y retrouve, avec une vigueur accrue, la plupart des thèmes des Entretiens avec Catherine. Cette édition s'achève par de très courts essais : Réfutation d'Helvétius, Discours d'un philosophe
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