QUELQUES LIVRES figure à côté de celle de ses grands contemporains : il n'a ni la vaste érudition de Montesquieu, ni l'ampleur de vue historique de Voltaire, ni la rigueur métaphysique de J.-J. Rousseau. En revanche, la souple ouverture de son attention à toutes les tendances de son temps fait de lui un témoin significatif de l'évolution de l'esprit public. Le plan adopté par Paul Vernière, professeur à la faculté des Lettres de Bordeaux, nous permet précisément de suivre pas à pas cette évolution. Au point de départ, Diderot est royaliste comme toute la petite bourgeoisie de Langres, sa ville natale; c'est, alors, vers les années 40, l'époque où Louis, « le Bien-Aimé», est cher au cœur des Français. Quelques libelles qui attirent bientôt l'attention sur ce jeune pamphlétaire et lui valent une incarcération à Vincennes, visent plutôt les « bigots » que les pouvoirs publics. Diderot promet de se taire, mais il semble bien que l'année 1748, marquée par le désastreux traité d'Aix-la-Chapelle, a ébranlé la confiance des sujets envers le souverain et que Diderot n'a pas échappé à cette influence. Or bientôt va commencer la grande aventure de l' Encyclopédie à laquelle on sait que Diderot se consacra corps et âme. Il y inséra une trentaine d'articles, dont deux seulement signés de son « étoile », Autorité et Droit naturel. Le premier fit scandale et faillit entraîner l'interdiction de la suite de l' Encyclopédie qui fut sauvée de justesse par la libérale intervention de Malesherbes. L'article Autorité est-il donc si audacieux? Affaire de perspective; le journaliste des Mémoires de Trévoux avait toute raison de s'en émouvoir, car si Diderot proclamait prudemment comme Bossuet que « tout pouvoir vient de Dieu », il spécifiait aussitôt : « [Dieu] permet, pour le bien commun et pour le maintien de la société, que les hommes établissent entre eux un ordre de subordination ; qu'ils obéissent à l'un d'eux; mais il veut que ce soit par raison et avec mesure (...), afin que la créature ne s'arroge pas les droits du créateur. Toute autre soumission est le véritable crime d'idolâtrie. Fléchir le genou devant un homme ou devant une image n'est qu'une cérémonie extérieure, dont le vrai Dieu qui demande le cœur et l'esprit ne se soucie guère. » Et Diderot ira jusqu'à dire : « Le prince tient de ses sujets mêmes l'autorité qu'il a sur eux » ; non que, dans sa pensée, ce pouvoir implique un « contrat » préalable ; il suffit d'un consentement de fait, condition nécessaire de toute vie en société. Outre la politique - et c'était là un important signe des temps, - l' Encyclopédie faisait large place à l'économie. La doctrine des physiocrates venait de s'affirmer; Gournay, son principal fondateur, donne à l' Encyclopédie les articles Fermiers, Grains et Impôts ; Diderot y donne lui-même l'article Laboureur. Mais il est bientôt alerté par Grimm sur l'étroitesse de vues des Biblioteca Gino . 1anco 257 physiocrates qui font par trop confiance à la « bonne nature»; les caprices de celle-ci obligent souvent l'homme à lui résister. D'autre part, l'abbé Galiani vient d'arriver à Paris comme ambassadeur du roi de Naples. Une étroite amitié se noue entre lui et Diderot et quand l'abbé, qui a des ennuis avec la censure, se voit obligé de rentrer à Naples, il laisse entre les mains de Diderot le manuscrit du traité qui allait devenir célèbre : Dialogues sur le commerce des bleds, que Diderot publia en effet en 1770. L'abbé y montrait avec un esprit étincelant que la liberté du trafic du blé, excellente en cas de récoltes abondantes, devient ruineuse s'il y a disette. Un autre abbé, Morellet, ayant entrepris une virulente critique de la thèse de l'économiste italien, Diderot écrivit en termes non moins vigoureux une Apologie de l' Abbé Galiani qui, à vrai dire, ne fut pas imprimée car Choiseul étant tombé du ministère en décembre 1770, l'édit de liberté de 1764 était révoqué et le contingentement du blé rétabli. Aucune trace de ce manuscrit ne semblait avoir subsisté quand, en 1954, on eut la surprise d'en trouver dans le fonds Vandeul, non pas une copie, mais quatre. M. Vernière a cru devoir choisir la plus violente ; nous ne pouvons qu'y renvoyer le lecteur qui trouvera dans cette centaine de pages, si heureusement sauvées de l'oubli, le plus saisissant échantillon de la verve d'un Diderot littéralement déchaîné. Au fond, c'est l'occasion plutôt qu'une préoccupation personnelle qui avait amené Diderot à prendre parti d'abord pour, ensuite contre la doctrine des physiocrates. En 1770, Diderot n'a plus que quatorze ans à vivre, mais diverses circonstances vont l'amener à prendre parti sur les principes essentiels de la vie politique. Il convient ici de signaler l'influence qu'exerça sur Diderot la fréquentation du baron d'Holbach. Dans le salon de celui-ci se rencontrait le ToutParis des années 60, philosophes, savants, artistes, parmi lesquels beaucoup d'étrangers : les Walpole, Lord Selburne, Hume, Galiani, Sterne, Galitzine, chacun apportant les expériences de son pays et les confrontant avec celles des philosophes français. De ces derniers, la plupart, Voltaire en tête, exaltaient la sagesse politique de Frédéric de Prusse, le « roi philosophe», en qui ils affectaient de saluer le modèle du « despotisme éclairé». Or, en marge de ces flatteurs, Diderot demeurait sur une singulière réserve dont le mystère ne semble pas avoir été éclairci ; probablement subissait-il l'influence d'Holbach qui allait bientôt manifester son antipathie à l'égard de son royal compatriote. En 1770, le baron publiait en effet sous l'anonymat un Essai sur les préjugés où il dénonçait entre autres la vanité de la gloire militaire, où il préconisait l'abolition des privilèges nobiliaires, la diffusion du savoir dans les classes pof ulaires et où il concluait par un véritable appe à la révolution : « Si la philosophie trouve l'oreille des souverains
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