Le Contrat Social - anno VIII - n. 4 - lug.-ago. 1964

YVES LÉVY mettent à jamais l'Italie à l'abri de la tristesse puritaine et méthodiste » ( éd. du Divan, II, 70). Ailleurs (id., p. 119) il écrit : « J'estime un sage républicain des Etats-Unis mais je l'oublie à tout jamais en quelques jours : ce n'est pas un homme pour moi, c'est une chose 1 • » Une page semble contredire ce sentiment (II, 148), mais en réalité elle le confirme pleinement. Stendhal écrit : « Les Romains ont été un grand mal pour l'humanité, _unemaladie funeste qui a retardé la civilisation du monde: sans eux nous en serions peut-être déjà en France au gouvernement des Etats-Unis d'Amérique. » Mais il énonce là la thèse des théoriciens abstraits qui pensent à l'inverse de lui, et prend aussitôt le contre-pied de cette opinion. Ce qui le tente, ce n'est pas la liberté chimiquement pure, c'est l'amour et la beauté. D'ailleurs, il avait dans De l'Amour (1822) consacré un chapitre aux Etats-Unis, où il disait : « Je ne vois pas les passions qui font jouir (...), j'admire ce bonheur et ne l'envie pas ; c'est comme le bonheur d'êtres d'une espèce différente et inférieure. » Ailleurs il écrivait (éd. du Divan, I, 47) : << Rien n'est anti-imagination comme le gouvernement des Etats-Unis », ou bien (id., p. 194) il parlait des pays « où règne l'habitude d'apprécier les actions par leur degré d'utilité, aux Etats-Unis d'Amérique, par exemple ». Le « revirement » de Jacquemont AINSI il est évident qu'il n'y a pas de cc revirement» de Stendhal. L'autre exemple capital de notre auteur est celui de Victor Jacquemont. Est-il justifié ? On peut en douter. Ce jeune homme a vécu quelque temps chez La Fayette, dont son père est un ami. Il part à vingt-cinq ans pour les Etats-Unis. Peut-on dire qu'à ce moment-là il admire sans réserves le pays où il se rend ? Certes non. Il y va sur un bateau américain et pendant la longue traversée s'entretient chaque jour avec les officiers. « Le capitaine, M. Allyn, est un bon homme, doux, égal, et, ce qui est plus rare pour un Américain, gai. (...) Les matelots sont doux, polis et même prévenants » (Correspondance inédite, Paris 1867, p. 53). Il lui est agréable de parler des Etats-Unis avec le capitaine, car « il en parle d'une manière instructive, parce qu'il en a perdu les préjugés » (p. 57). Observant les relations entre le capitaine, le lieutenant et l'équipage, il commente : « Quelle tension permanente de l'autorité ! Je m'attends à trouver toutes choses sur ce pied en Amérique : je veux dire les gens se mêlant là moins que partout ailleurs, et la société absolument à l'inverse 1. Cf. d'autres passages dans le même sens p. 82 et p. 212. Notons que Rome, Naples et Florence est de 1817, mais que Martineau donne le texte de la seconde édition, presque entièrement récrite. Cette seconde édition est de 1826, donc antérieure au voyage de Jacquemont aux Etats-Unis. BibliotecaGino Bianco 233 du gouvernement démocratique » (p. 63). Un jeune nègre de l'équipage est blessé par la chute d'une vergue. « Tu penses bien que je le soigne de mon mieux ! J'ai été dans cette circonstance passablement révolté du sang-froid américain. Nous autres, nous serions plus humains pour des bêtes. » Rien de tout cela ne permet de penser que Jacquemont ait été, avant son voyage, un admirateur fervent des Etats-Unis. On voit qu'il savait les Américains gens tristes, et doués de trop de sang-froid - reproches qui leur étaient faits assez couramment - et ne pouvait manquer, sur ce point, de connaître le sentiment de Stendhal, son grand aîné et ami, de qui il lisait les œuvres en manuscrit. Il semble aussi que, s'il conclut si facilement de ce qu'il voit sur le bateau à ce qu'il verra aux Etats-Unis, c'est parce que d'avance il sait que la société américaine a un gouvernement démocratique, mais non des mœurs démocratiques. Comment l'ignorerait-il ? C'est un lieu commun. D'ailleurs, lisons ce qu'après avoir quitté les EtatsUnis il écrit à Mme Victor de Tracy (p. 107), lui promettant de lui conter ses souvenirs de voyage : cc Ils ne sont point propres à vous ramener au sentiment d'admiration qui règne autour de vous pour ce pays. Nous causerons de ses mœurs privées, et (...) je vous dirai, en même temps qu'à M. Victor, ce que j'ai pu apprendre de ses mœurs publiques. C'est là le beau côté de l'Amérique, quoiqu'il soit encore loin d'être parfait. » On n'a, ici, nullement l'impression que Jacquemont, avant son départ, ait partagé l'admiration aveugle, l'admiration de principe de la fami11eLa Fayette pour les Etats-Unis. On remarque d'ailleurs que dans sa grande lettre à Victor de Tracy sur les Etats-Unis (septembre 1827), il fait de nouveau allusion à l'américanophilie inconditionnelle de la famille à laquelle celui-ci appartient, sans que rien permette de penser qu'il l'ait jamais partagée : cc N'était la partialité des rapports que vos relations de famille doivent vous faire entendre sur la société américaine, je ne vous en eusse point parlé si longuement » (p. 183). Ajoutons qu'avant son départ, ce n'était pas seulement les opinions de Stendhal qui pouvaient le préserver de tout engouement pour les Etats-Unis, mais le témoignage bien plus précieux d'un ami américain qui, ayant fui son pays où il se sentait mal à l'aise, vécut à Paris de 1818 à 1825, et ne retourna qu'à contrecœur à New York, d'où il écrivait à Jacquemont qu'il s'ennuyait à périr (et il ne devait pas, dans ses lettres, être avare de précisions sur cette société américaine qui lui déplaisait si fort). Deux ans plus tard, Jacquemont le retrouva à New York, et ils allèrent ensemble, s'écartant du matérialisme et du conformisme de la ville, se plonger dans la nature sauvage, de l'autre côté de !'Hudson 2 • 2. Cf. Gilbert Chinard : • Les expériences américaines de Victor Jacquemont 11, p. 142 (dans Jacquemont, recueil publié par le Muséum d'histoire naturelle de Paris).

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