230 Connaître ces sentiments, à quoi cela sert-il ? L'auteur affirme (p. 5) que « l'opinion est une réalité vivante, tantôt cause, tantôt effet». A la vérité, on ne le voit guère chercher à savoir si l'opinion publique, en quoi que ce soit, a pu être une cause. J. Stoetzel écrit (loc. cit.) qu'« il y aura lieu de préciser leur rôle [le rôle des opinions] dans le déroulement des événements historiques ». Alfred Sauvy dit que « l'opinion publique, cette puissante anonyme, est souvent une force politique » (L'Opinion publique, Paris 1956, p. 6). M. Renouvin (cité par R. Rémond p. 5) parle de «forces profondes ». Tous ces auteurs, donc, voient l'opinion publique comme une force agissante. M. Rémond, lui, ne l'envisage guère que comme un être passif. Il s'agit là d'un trait qui n'a rien d'accidentel. L'auteur, on l'a dit, ne s'intéresse pas au conscient mais à l'affectif, il ne cherche pas à atteindre les idées, mais les sentiments. Ajoutons que les gens dont il voudrait connaître l'opinion, ce ne sont point ceux qui ont une action politique immédiate parce qu'ils jouent un rôle politique, ni ceux qui ont une action politique différée parce qu'ils expriment des idées qui agiront sur des personnages ou groupes politiques. Non. René Rémond s'intéresse aux sentiments, sur les Etats-Unis, des gens qui n'ont aucune action politique immédiate ni différée, qui d'ailleurs savent à peine ce que sont les Etats-Unis, et qui vraisemblablement n'ont ni idées ni sentiments concernant les Etats-Unis. Est-il excessif de s'exprimer ainsi ? L'auteur luimême nous y incite. On peut, dit-il, « reconstituer l'opinion éclairée », mais « nous sommes à peu près démunis pour ces larges couches de la population qui se tenaient pratiquement à l'écart de l'imprimé et n'ont pas laissé de vestiges de leur opinion ». Et il imagine « d'improviser des équivalents aux sondages, de leur trouver des substituts » (p. 461). << L'opinion éclairée», celle des intellectuels et de « tous ceux qui lisent ou tâchent de se tenir au courant» ne comprend, dit-il (p. 460), que « quelques centaines de milliers d'individus s_urune nation qui en compte alors plus de trente millions ». (Remarquez que, sous la Restauration, il n'y a pas cent mille électeurs, qu'il n'y en a guère plus de deux cent mille sous la monarchie de Juillet.) Dans sa conclusion, l'auteur revient sur son projet et le définit de nouveau : « On pouvait légitimement s'interroger, écrit-il, sur la possibilité de reconstituer l'opinion d'un grand pays à un siècle de distance. Les chances d'y parvenir paraissaient encore plus douteuses si l'on convenait au départ de s'intéresser à l'opinion tout entière et que l'on refusât de la confondre avec ce cercle étroit d'hommes politiques, de journalistes parisiens et d'hommes de lettres à quoi on l'identifie souvent. Est-ce présomption de penser que sur ce point notre recherche apporte une réponse positive?» (pp. 859860). Il n'est pas temps de répondre à cette question de l'auteur. Mais elle nous confirme que son intention était bien de dépasser le cercle de ceux qui, pour quelque raison que ce soit, ont des BibliotecaGino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES idées sur les Etats-Unis, et l'auteur va jusqu'à préciser (p. 462) qu'il veut dépasser la zone des Français qui ont des relations quelles qu'elles soient avec les Etats-Unis - relations religieuses, économiques ou autres - pour connaître les sentiments « du gros de leurs compatriotes ». Peut-être juge-t-il sainement son entreprise lorsqu'il écrit (pp. 860-861) qu'il aurait voulu « pou- - voir explorer le contenu spécifique de la conscience ouvrière ou paysanne à l'égard des Etats-Unis, à supposer qu'il existât». Voilà précisément laquestion : ce « contenu spécifique » existait-il ? On peut en douter. L'auteur, en dépit de cette passagère inquiétude, croit à l'existence de ce contenu, et l'on voit assez pourquoi : aujourd'hui, la méthode des enquêtes par sondages permet de connaître l'état de « l'opinion publique» sur n'importe quelle question. Ce n'est pas ici le lieu d'examiner si les résultats de ces enquêtes renseignent plus sur la naïveté ou l'outrecuidance des sondeurs que sur les sentiments des sondés. Le point assuré est que le sondeur pense à un problème, et pose une question qui est en relation avec ce problème, qui est liée à ce problème, tandis que le sondé donne une réponse irréfléchie, et ne se doute guère, d'ailleurs, qu'il est impossible de répondre selon sa pensée à des questions isolées. En vérité, c'est là précisément ce que recherche le sondeur : une réponse irréfléchie, un sentiment non élaboré. Le sondeur cherche l'informe. Il cherche l'informe pour le mettre en forme. Il interprète ce qui est dépourvu de signification. Il est possible que ce système soit utile aux industriels qui veulent connaître le goût des ménagères. En matière de politique, cette méthode n'apporte rien, les résultats étant toujours en relation avec les connaissances et les préjugés du sondeur, voire avec ses désirs, avec ses intérêts maté.:. riels ou moraux. DES RÉSULTATeSn relation avec les connaissances préalables .et les préjugés du sondeur, c'est !à.ce qu'apporte le gros ouvrage dont on s'occupe !Cl. Evidemment, ce n'est pas à un sondeur que nous avpns affaire, mais à un homme qui (il s'en plaint) ne dispose que d'une documentation imprimée, provenant de cette « opinion éclairée » qui seule a laissé une trace perceptible. Mais cette « opinion éclairée», il va la traiter comme un sondeur, la réduire à de l'informe. Il met des phrases sur des fiches et les regroupe ensuite selon les besoins de son argumentation. Cette méthode, à vrai dire, est fréquente chez les érudits, et les conduit presque invariablement à substituer au réel leurs idées préconçues. Il en est ainsi de M. Rémond, qui s'est plutôt laissé guider par ses idées que par les faits. Les sources de l'opinion ON NE PARLERAguère ici du premier volume, qui est excellent, qui est une pleine et suffisante
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