Le Contrat Social - anno VIII - n. 4 - lug.-ago. 1964

• L. TIKOS La ration journalière consiste en un peu de pain et de poisson salé avec 200 grammes d'eau. Pendant la guerre - dont les prisonniers ont quelque connaissance sans qu'on leur en ait officiellement parlé - la nourriture diminue encore et sa qualité empire. Le nombre des malades et des invalides augmente ; les camps d'infirmes deviennent les plus encombrés tandis que les équipes de bûcherons et de fossoyeurs sont de loin les plus fournies. Georges lui-même travaille pour un temps comme fossoyeur : Il fait aussi noir qu'à la nuit lorsque nous nous levons, et il fait bien trop froid pour se laver. En hiver, nous sommes menés hors du camp au lever du jour. Grands Lettons aux traits durs, Russes au large dos, Chinois aux épaules étroites, Boukhares aux jambes arquées et à la grosse tête, Arméniens et Juifs - toutes sortes de gens, et tous marchent. Tassant la neige sous nos pieds, nous marchons péniblement vers les bois voisins. La semelle et le contrefort de nos chaussures sont taillés dans des pneus usagés ; le dessus est fait de bouts de tissu ouaté cousus ensemble. Avec ces chaussures-là, on ne peut que traîner le pas. Elles sont lourdes, froides et toujours humides. Dans les bois, nous rassemblons des branches, des troncs d'arbres qui s'effritent et des madriers abandonnés sous la neige. Nous les traînons le long de la piste que nous venons de tracer. Les hommes portent les branches les moins grosses sur leur dos, deux hommes ramassent les plus grosses ; nous attachons une corde aux madriers les plus lourds qui sont tirés par un grand nombre d'entre nous jusqu'au cimetière. Nous coupons le bois, faisons un grand feu de joie.et nous asseyons autour( ...), fumant la pipe et essayant de nous tenir au chaud jusqu'à ce que le sol commence à dégeler sous le feu. Alors nous enlevons vite les braises et commençons à creuser là où était le feu. La terre est molle jusqu'à une profondeur de deux pelletées. Nous creusons avec des pics et des barres à mine jusqu'à ce que la terre gelée ne veuille plus céder ; alors nous allumons un autre feu dans le trou et nous nous chauffons à nouveau ... Il fallut deux journées complètes pour creuser une grande fosse. Le second jour, nous avons atteint la terre molle, non gelée. Nous avons fait de grands creux sous la couche gelée afin de gagner davantage de pain et de faire plus de place pour ceux qui arrivent pour leur dernier voyage. C'était le seul moyen de remplir les normes et d'obtenir une ration de pain de 700 grammes par jour (...). Nous essayions de nous soustraire à la mort en creusant des trous pour gagner notre pain quotidien. Mais pendant ce temps, les hommes continuaient à disparaître dans les tombes et la mort, toujours plus menaçante, planait au-dessus des fossoyeurs ... Georges tombe malade à son tour et ne reçoit plus, à ce titre, que 400 grammes de pain peu nourrissant et humide. Le cuisinier lui sauve la vie en le désignant pour l'équipe de «peluche». Ivan Ossipovitch, le cuistot, est un personnage important. Il est protégé par des gardes spéciaux et les autres ne peuvent que chuchoter lorsqu'il dort dans sa baraque. Pour les prisonniers, il symbolise les rations de pain, les épluchures de pommes ~e terre et autres rogatons nécessaires pour survivre. Biblioteca Gino Bianco 223 L'esprit des prisonniers est habité d'une seule pensée : le moyen de se procurer davantage de nourriture. La plus grande partie du journal de Georges dépeint cette obsession et les actes désespérés auxquels certains ont recours pour satisfaire la faim qui les ronge. Le plus dangereux est le vol, néanmoins pratiqué. Un affreux passage décrit le sort de celui qui a la malchance d'être pris à voler du pain. Les prisonniers, enragés, le tirent de sa couchette et le traînent par un pied jusqu'au milieu de la pièce: Il est couché sur le ventre, c'est un garçon anémique, imberbe. Il lui manque quatre doigts à la main droite. Je le reconnais, c'est un mutilé volontaire. La main estropiée et la main intacte tiennent encore le pain volé et pendant que le corps est battu et reçoit des coups de pied, la bouche mâche encore. Un charpentier bossu qui ressemble à un gnome marche avec son lourd soulier sur la tête du voleur (.•.), le garçon ne se défend pas, n'émet pas un son. Il continue à manger. Il mâche et avale le pain, mélangé de sang et de crachats, jusqu'à ce que les derniers morceaux lui soient ôtés des mains et de la bouche à coups de pied ... A cette étape de la vie du camp, la loi morale voulait que le voleur de pain soit battu à mort. Celui qui s'était fait voler sa dernière chemise ou son unique paire de souliers n'était pas censé se plaindre : il méritait le blâme pour n'avoir pas mieux pris soin de ses affaires. Mais le pain était quelque chose d'autre : c'était la vie même. Le voleur de pain devait payer ce crime de sa vie. Les autorités supérieures elles-mêmes ne pouvaient s'interposer. En raison de cette loi morale du camp, seuls les « durs » osent tenter de voler de la nourriture. La plupart s'en tiennent à d'autres moyens pour obtenir de quoi manger, moyens moins dangereux mais aussi moins profitables. Les épluchures de choux et de pommes de terre sont tirées de la fosse à ordures, bouillies dans l'eau et dévorées. Au début du printemps, on commence à manger de l'herbe, aussi celle-ci ne dépasse-t-elle jamais un centimètre autour du camp. La seconde partie du récit commence à la date du I 3 décembre I 946, au moment où Georges sort du camp, vingt-six mois après l'expiration de sa peine. A la gare, il affronte le monde extérieur pour la première fois depuis son emprisonnement et découvre un autre enfer. La salle d' attente est bondée : les gens qui attendent une place dans un train depuis des jours, quelquesuns depuis des semaines. Chaque jour les voyageurs s'alignent devant le guichet de distribution des billets, dont l'employé n'est informé du nombre de places disponibles dans un convoi quelconque qu'une demi-heure avant le départ. Il y a parfois deux ou trois places ; parfois aucune. Après deux semaines d'attente, Georges finit par monter dans un train rempli de P.risonnierslibérés qui rentrent chez eux et de familles entières revenant, avec leurs effets, des lieux où elles avaient été évacuées pendant la guerre. Parmi les passagers, il y a aussi des spéculateurs transportant de la farine et du beurre sibériens ainsi que des

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