Le Contrat Social - anno VIII - n. 4 - lug.-ago. 1964

210 il décrit son rôle dans la révolution d'Octobre et ses travaux en vue de la création d'une nouvelle Internationale : Et cependant je pense que le travail auquel je me consacre à présent, tout insuffisant et fragmentaire qu'il soit, est l'activité la plus importante de ma vie - plus importante que 1917, plus importante que la période de la guerre civile ou qu'aucune autre. Si je n'avais pas été présent en 1917 à Pétersbourg, la révolution d'Octobre aurait quand même eu lieu - à la condition que Lénine fût là et au poste de commande. Si ni Lénine ni moi n'avions été présents à Pétersbourg, il n'y aurait pas eu de révolution d'Octobre : la direction du parti bolchévique l'aurait empêché d'éclater - de cela je n'ai pas le moindre doute ! Si Lénine n'avait pas été à Pétersbourg, je me demande si j'aurais pu vaindre la résistance des dirigeants bolchéviques (...). Ainsi, je ne peux pas parler du « caractère indispensable » de mon travail même pendant la période de 1917 à 1921. Mais à présent, il est « indispensable >> au plein sens du terme. Il n'y a pas la moindre morgue dans cette prétention. L'effondrement des deux Internationales pose un problème qu'aucun des dirigeants de ces Internationales n'est en état de résoudre (...). Pour l'heure, il n'existe personne, si ce n'est moi, pour mener à bien la mission qui consiste à fournir à une jeune génération la méthode révolutionnaire, par-dessus la tête des chefs de la 2e et de la 3 e Internationale. Ces mots se passent de commentaires. Trotski considérait comme sa mission de continuer à diriger la révolution permanente telle qu'il l'entendait. Il fallait donc remplacer la 3e Internationale, et, pour parvenir à croire que cela était non seulement possible mais devait vraisemblablement arriver de son vivant, il devait juger tous les événements survenus en Russie pendant les années 30 en partant de l'hypothèse que le régime de Staline était ébranlé par de graves convulsions internes. Aussi n'était-il pas possible d'avoir avec lui une véritable discussion sur la situation russe ou sur la 4e Internationale. JE N'AI JAMAIS entendu Trotski prendre la parole à un meeting mais, en tête à tête avec lui, j'ai parfois senti, le temps d'un éclair, le grand orateur, le tribun du peuple, l'homme qui pouvait, d'une seule phrase, rétablir l'ordre dans une situation confuse. La maison où il vivait n'était pas gardée par la police, je le répète, bien que des lettres de menaces arrivassent sans cesse d'extrémistes de l'Action française. Je l'ai dit, il avait avec lui deux bergers allemands dressés, et lui-même, son fils et ses secrétaires avaient tous des armes à feu. Le temps étant· chaud, je lui demandai un jour s'il sortait beaucoup : il me répondit que ses promenades se limitaient au jardin et que sa santé en souffrait. Lorsque je m'enquis dé"Prinkipo, il me répondit: « Oh, les choses étaient mille fois mieux là-bas. J'avais à demeure un policier turc chargé de ma protection, et nous allions souvent à la pêche - non pas avec des cannes et des lignes BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL mais en canot et avec de grands filets. Nous prenions tellement de poisson qu'il y en avait non seulement assez pour moi et ma famille et pour les policiers, mais qu'il en restait une quantité que ces derniers vendaient à bon prix en ville. » Trotski ajouta que c'était l'air sain de Prinkipo qui avait augmenté sa capacité de travail et lui avait permis d'écrire trois gros livres en un temps relativement court. « Mais n'avez-vous pas été emprisonné en Turquie ? demandai-je. Staline ne l'a-t-il pas réclamé une fois qu'il vous eut fait déporter ? - Oh oui, Staline l'a réclamé, mais Kemal Pacha a refusé d'obtempérer. - Pourquoi? - Quand la Turquie luttait contre la Grèce, je lui étais venu en aide avec l'Armée rouge. Des compagnons d'armes n'oublient pas ce genre de choses. Voilà pourquoi, malgré les pressions de Staline, Kemal Pacha ne m'a pas coffré. » Ces paroles me causèrent un sentiment étrange. Trotski était debout à côté de moi dans son costume blanc et sa chemise à col ouvert. Quelques heures auparavant, nous avions discuté pour savoir si, après la grande crise qui avait commencé en 1929, il fallait s'attendre à une autre crise dans le proche avenir. Le même homme me disait maintenant, presque négligemment, que Mustapha Kemal ne l'avait pas arrêté parce que lui, Trotski, l'avait soutenu militairement contre les Grecs. Cette combinaison, extrêmement rare, d'analyse économique et sociale, d'une part, d'action politique et militaire, de l'autre, caractérisait toute son existence. Trotski était exceptionnellement prompt à discerner les faiblesses de ses contemporains et à les critiquer sans merci. Je ne saurais dire avec certitude s'il avait possédé un sens de l'humour aussi aigu avant son exil, mais son don de la caractérisation satirique le laissait fortement supposer. J'aimerais, pour finir, narrer un incident qui survint peu avant mon départ. Trotski nourrissait lui-même ses deux bergers allemands, surtout de viande crue, souvent entre la fin de notre séance de l'après-midi et le dîner. D'ordinaire, nous nous séparions jusqu'à ce que le gong nous appelle pour le repas du soir, normalement vers 18 h 30. D'habitude, je passais le temps à l'intérieur de la maison, à lire des journaux et des revues. Un jour, sept heures arrivèrent sans que l'appel habituel se soit fait entendre. Quand la pendule sonna les sept coups, je pensai que je n'avais pas entendu le gong et je sortis dans le jardin. Trotski était en retard ce jour-là et il était encore occupé à donner leur pitance à ses chiens, lorsque j'apparus. Dès qu'elles me virent, les bêtes foncèrent sur moi, mais Trotski les retint par la peau du cou en disant avec un sourire : « Pour le moment, ne touchez pas à Sternberg. Il n'a pas fini le mémorandum ! » FRITZ STERNBERG. ( Traduit de l'anglais)

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