Le Contrat Social - anno VIII - n. 4 - lug.-ago. 1964

F. STERNBERG mort. Il n'avait que cinquante-cinq ans à l'époque, mais nous savons maintenant, par des pages de son journal rédigées un an plus tard, en 1935, qu'il souffrait déjà de son inactivité forcée et qu'il était profondément déprimé. Pour Trotski, les derniers événements de Russie n'avaient plus à être analysés objectivement ; ils étaient devenus les termes d'une équation personnelle destinée à répondre à la question: moi, Trotski, rentrerai-je en Russie comme je l'ai fait en 1905 et 1917 et deviendrai-je le chef d'une nouvelle révolution, antistalinienne cette fois ? Cette équation apparaissait derrière tous ses propos, bien qu'il ne l'exprimât naturellement jamais de manière aussi explicite. Il en arrivait à classer tous les renseignements qui lui parvenaient - et il disposait de nombreuses sources d'information - suivant leur incidence sur les probabilités d'un soulèvement révolutionnaire à l'intérieur de !'U.R.S.S. Ce qui l'incitait à considérer l'état économique et les conditions internes générales de son pays sous un jour de plus en plus sombre. Son évaluation était donc exagérément subtile et unilatérale, malgré la clairvoyance et l'objectivité dont il faisait preuve dès qu'il s'agissait d'événements passés, ainsi que le montrera un exemple. Il déclara que l'un des nombreux points sur lesquels lui-même et Staline avaient été en désaccord était la politique envers la Chine dans les années décisives 1926-27. Le parti communiste ne s'était joint à Tchang Kaï-chek, lors de sa marche victorieµse depuis le sud de la Chine, que pour être trahi par lui dès que les seigneurs de la guerre eurent été défaits dans le Nord. De nombreux militants avaient alors été liquidés. Certes, les communistes chinois avaient été pris à l'improviste par la trahison de Tchang, mais on était en droit de douter qu'ils dussent nécessairement tomber dans le piège. Trotski souligna à maintes reprises qu'en opposition à Staline, il avait exigé que les Russes missent les communistes chinois en garde contre Tchang et les exhortassent à former leurs propres organisations indépendantes pour parer à toute éventualité une fois remportée la victoire dans le Nord. La suite des événements avait prouvé qu'il voyait juste, continua le narrateur. Il avait reçu quantité de lettres de ses partisans le félicitant d'avoir jugé correctement la situation chinoise; nombreux étaient ceux qui l'avaient assuré, par écrit ou de bouche à oreille, que sa position vis-à-vis de Staline, à qui l'histoire avait infligé un démenti si cinglant, en sortirait renforcée. Mais il n'avait nullement partagé cet optimisme quant à sa situation personnelle. Au contraire, il avait essayé de persuader ses partisans que, à la suite des événements de Chine, sa position vis-àvis de Staline s'était considérablement détériorée : tout espoir d'une révolution imminente en Allemagne avait été abandonné et voilà que s'envolait celui d'une prochaine victoire en Chine. Le résultat du recul communiste en Chine, dont la politique stalinienne était, selon Trotski, Biblioteca Gino Bianco 209 en partie responsable, fut que la politique générale de Staline fut encore mieux acceptée qu'auparavant par les masses russes : elle postulait en effet qu'il ne fallait compter sur aucun mouvement révolutionnaire important à l'étranger dans un avenir prévisible, et que la politique intérieure devait être définie en conséquence. Ainsi, Staline deviendrait encore plus puissant en Russie, d'autant plus que l'échec chinois signifiait que sa politique était mieux adaptée que précédemment à la situation mondiale. Quelle importance cela avait-il, demandait Trotski à ses amis et partisans, si quelques centaines ou, au mieux, un ou deux milliers de fonctionnaires à l'intérieur du parti bolchévique s'étaient ralliés à lui dans leur for intérieur ? Quelle importance qu'il ait démontré sa plus grande aptitude à prévoir le cours des événements et à recommander l'action appropriée ? En tout cas, ceux qu'il aurait convaincus ne seraient pas légion. Le machine du Parti, aux mains de Staline, était déjà si puissante que quiconque passait à Trotski courait un danger personnel, si bien que la plupart de ceux qui tenaient pour erronée ou désastreuse la politique chinoise de Staline n'en resteraient pas moins fidèles à ce dernier. Finalement, le peuple russe, une fois présentées la version et l'interprétation staliniennes des événements de Chine, considérerait la politique de Staline comme correcte. Le Parti pouvait perdre quelques centaines de ses membres - peut-être les meilleurs d'entre eux - au profit de l'opposition trotskiste, mais, sur la balance, le poids de Staline augmenterait et celui de Trotski diminuerait. JE MENTIONNE cet aperçu de la question chinoise car il démontre que, s'agissant du passé, Trotski était parfaitement capable d'analyser avec objectivité un concours de circonstances décisives, même lorsque les choses avaient tourné à l'avantage de Staline et à son propre détriment. Mais quand il abordait les événements récents, la situation présente de !'U.R.S.S. et son avenir immédiat, Trotski s'égarait complètement. Il était guidé par une considération unique : comment reprendre le pouvoir et mener derechef le pays sur la voie de la révolution ? Cette obsession avait engendré un système de clichés mentaux qui l'empêchaient d'y voir clair dans la Russie actuelle. Système que l'on retrouvait dans la concentration de toute son énergie sur la fondation d'une 4e Internationale, laquelle, en fait, ne fut jamais rien de plus qu'une très vague alliance entre trotskistes de différents pays. A mesure que nous discutions, je prenais de plus en plus conscience que Trotski sous-estimait ses propres actions dans le passé en même temps qu'il surestimait ses activités en exil. Sa franchise désarmante sur ce point ressort des pages de son journal rédigées l'année suivante, dans lesquelles

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==