208 Trotski termina la discussion par quelques remarques : quoique nos points de vue fussent opposés sur un certain nombre de questions secondaires, nous avions tant de choses en commun que nous pouvions nous mettre d'accord sur un mémorandum concernant la défaite allemande et la faillite des 2° et 3° Internationales. Il suggéra que je me mette sans retard à rédiger un projet, ce que je fis en temps voulu. Lorsque je soumis le document à Trotski, il ne restait que quelques points de détail à régler. Le mémorandum analysait les erreurs du S.P.D. et du K.P.D. depuis la crise économique mondiale jusqu'à la prise du pouvoir par les nazis, en même temps qu'il soulignait le rôle entièrement négatif joué en Allemagne pendant toute cette période par le parti bolchévique sous la direction de Staline. Par suite, tout en étant dirigé expressément contre la 3° Internationale, le mémorandum ne préconisait pas la fondation d'une 4° Internationale. Trotski fit plusieurs tentatives pour me convaincre sur ce point, déclarant, entre autres, qu'au début seuls quelques petits groupes de différents pays insisteraient, après la faillite de la 2° et de la 3° Internationale, pour former une 4° Internationale. On ne pouvait pas charger ces petits groupes de justifier les erreurs passées des grands partis ; il fallait leur permettre d'exposer ces erreurs sans contrainte afin de jeter les fondements d'une renaissance du mouvement ouvrier international. Fort de ces arguments et de quelques autres de la même veine, il essaya de me persuader de la nécessité d'une 4° Internationale, ajoutant que des préparatifs devaient être entrepris dans un très proche avenir. Je mis en doute la validité de son raisonnement, faisant valoir la distinction qu'il convenait d' établir entre deux types de groupes à l'intérieur du mouvement : ceux qui existaient dans des pays tels que l'Italie et l'Allemagne, où le travail ne pouvait être mené qu'illégalement et où les développements intellectuels et politiques devaient être soutenus en partie par des groupes en exil; ceux de pays comme la France et l'Angleterre, où les ouvriers étaient inscrits à des organisations de masse. Connaissant assez bien les rapports entre émigrés allemands et groupes interdits dans leur pays même, je ne pensais pas que leur travail serait en quoi que ce soit facilité si une poignée d'exilés proclamait une 4° Internationale. L'important, c'était de combattre le stalinisme parmi ceux qui travaillaient dans la clandestinité en Allemagne, et pour cela une 4° Internationale n'était pas une nécessité préalable. En venant aux pays où la classe ouvrière disposait encore de partis politiques de masse, je déclarai que l'idée d'une 4° Internationale me paraissait pour l'heure âbsolument utopique. En Angleterre ou dans les pays scandinaves, par exemple, la défaite communiste en Allemagne n'était pas considérée comme ayant un rapport vital quelconque avec l'une ou l'autre des InterBiblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL nationales. J'avais idée que, si la classe ouvrière prenait et gardait le pouvoir dans quelque pays autre que !'U.R.S.S., un tel phénomène aurait un effet sur .la situation internationale, que le pays en question pourrait bien devenir le centre d'un mouvement s'étendant au-delà de ses propres frontières - en particulier s'il n'usait pas des grossières méthodes staliniennes en vue d' enrégimenter la classe ouvrière d'autres nations. Cependant, on ne pourrait tirer de conclusions concrètes à cet égard qu'une fois la chose effectivement réalisée. L'opinion de Trotski sur ce point était si différente de la mienne que nous ne tentâmes jamais de nous rapprocher l'un de l'autre. PENDANT nos interminables discussions quotidiennes, il était bien naturel que nous revinssions maintes et maintes fois à l'Union soviétique. J'avais le désir de glaner chez mon interlocuteur autant de renseignements que possible, surtout sur la révolution d'Octobre et les années qui suivirent. 11dépeignait les faits tels qu'il les avait vécus, prenant grand soin de ne pas les juger du point de vue de l'histoire mondiale. Il admettait parfois qu'il n'avait pas toujours, à l'époque, saisi toute l'importance d'événements qui devaient jouer un rôle décisif dans la révolution et dans l'histoire en général. Il était passionnant de l'entendre conter les années durant lesquelles Lénine et lui avaient été le centre nerveux de la révolution, mais lorsqu'il en venait au passé immédiat, aux années 1929-33, ma foi en son jugement faiblissait. Ce qui, au début, n'était qu'un doute furtif, se muait de plus en plus en ~e conviction : il voyait les choses sous un faux JOUr. Pendant ces discussions, Trotski fit preuve d'une extrême courtoisie. Il ne m'interrompit pour ainsi dire jamais, sinon pour me prier d'expliquer ou de préciser telle ou telle déclaration. Nous conver- • sions en allemand, langue qu'il possédait à fond. Si un mot l'embarrassait, ce qui était très rare, il le remplaçait par le terme français. Il n'avait pratiquement aucune peine à me comprendre et me demandait rarement le sens d'un mot isolé. Une seule fois, il me coupa la parole au beau milieu d'une phrase. J'avais commencé ainsi: « Staline avait raison, jusqu'à un certain point ... » Je ne pus achever, car Trotski grommela : « Staline n'a jamais raison ! » Je renonçai aussitôt à poursuivre sur ce sujet et enchaînai en interrogeant mon hôte sur l'évolution de la situation en Russie dans les dernières années. Trotski était incapable d'une analyse systématique sur ce thème. Idées et interprétations étaient toutes dénaturées, chez lui, par sa certitude que le régime stalinien était destiné à s'effondrer. De temps en temps, je soulevais des objections à sa théorie, mais j'abandonnai dès que je me rendis compte que c'était là pour Trotski une question de survie personnelle, une question de vie ou de
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