206 Pour moi, ces affirmations étaient également erronées. Non seulement la rémunération des ouvriers anglais n'était pas tombée, mais les salaires anglais, allemands et français - sans parler de ceux des ouvriers américains - n'avaient cessé de s'élever. J'en vins à Lénine, et le visage de Trotski, qui jusque-là m'avait écouté plutôt comme quelqu'un qui assiste à une conférence académique, prit une expression extraordinairement attentive. Trente ans après Engels, dans son Impérialisme, Lénine avait donné dans les mêmes erreurs fondamentales. Tout en ayant introduit dans son livre de nombreuses statistiques, continuai-je, il se gardait de donner un seul chiffre sur la courbe des salaires réels en Angleterre, en France, en Allemagne et aux Etats-Unis, et parlait d'une aristocratie ouvrière dont les conditions de vie s'étaient améliorées, sous l'impérialisme, au point qu'elle avait voté les crédits de guerre dans les pays impliqués dans le conflit mondial. Selon Lénine, par conséquent, l'objectif communiste devait être de séparer la grande masse des ouvriers de l'aristocratie ouvrière semi-bourgeoise. Là-contre, tout en reconnaissant qu'il y a eu de tout temps des différences marquées dans le niveau de vie des ouvriers, et qu'on peut effectivement parler d'une aristocratie ouvrière, je prétendais que pareille aristocratie pouvait indifféremment croître dans des conditions de salaires en baisse, stables ou en hausse. Une caractéristique des décennies précédant la guerre mondiale, c'est que les salaires de l'ensemble de la classe ouvrière avaient alors considérablement augmenté, et cela non pas telle ou telle année, mais pendant des dizaines d'années et des générations. C'est pourquoi les vues de Lénine sur l'imminence de la révolution à l'échelle mondiale étaient illusoires, c'est pourquoi la révolution d'Octobre était restée un phénomène isolé. Trotski posa alors une série de questions concrètes sur le mouvement des salaires, auxquelles je fus en mesure de répondre avec célérité et précision car j'avais consacré au sujet de nombreuses années de recherches. Lorsque je mentionnai un certain nombre de revues et publications, mon interlocuteur fit observer : « J'ai pas mal de retard à rattraper dans ce domaine. J'étais à peu près au courant jusqu'au début de 1917, mais depuis, je n'ai jamais pu faire de lecture systématique. Avant tout, je devais aider Lénine à organiser la révolution et à la défendre pendant la guerre civile. Puis vinrent les années de reconstruction dans les conditions les plus difficiles, puis la lutte avec Staline, la déportation en Sibérie et l'exil en Turquie. A Prinkipo, mon temps a été entièrement consacré à écrire trois gros livres [son autobiographie et les livres sur les révolutions de Février et d'Octobre], mais à présent je dois me rattraper et lire ce qui est paru depuis 1917. » Trotski me demanda alors si je pensais que la révolution avait jamais eu des chances de succès BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL en Allemagne. Il voulait connaître l'effectif du Spartakusbund et savoir si j'avais quelque renseignements à ce sujet en dehors de ce qui était du domaine public. Je répondis qu'à Breslau, ma ville natale, qui comptait alors un demi-million d'habitants et était .représentée au Reichstag par deux députés sociaux-démocrates, je n'avais vu qu'une seule fois un tract spartakiste tout en étant à l'affût de tout ce qui pouvait être publié. Je poursuivis en disant que Rosa Luxembourg était, du point de vue intellectuel, bien supérieure à Ebert et à Scheidemann. Si les chefs sociauxdémocrates allemands étaient vraiment les représentants d'une aristocratie ouvrière et non pas de la masse des socialistes, pourquoi la grande majorité des ouvriers les soutenaient-ils, et pourquoi Luxembourg et Liebknecht n'avaient-ils pas réussi à rallier une fraction substantielle de la classe laborieuse ? Nous discutâmes de l'aristocratie ouvrière pendant quelques jours. Parfois je sentais que si je n'avais pas convaincu Trotski, je lui avais du moins donné matière à réflexion, mais un jour, alors que nous parlions des problèmes russes, il dit : « Staline et les staliniens essaient toujours de me flétrir comme antiléniniste. C'est une infâme calomnie, naturellement. J'ai eu de profondes divergences d'opinion avec Lénine avant, pendant et après la révolution, mais pendant la révolution elle-même et dans les années décisives de la guerre civile, l'accord a toujours prévalu entre nous. » Poursuivant sur ce thème, Trotski déclara qu'il n'avait pas voulu offrir à ses adversaires en Russie une arme nouvelle en prenant position contre les vues de Lénine sur l'aristocratie ouvrière. Après qu'il eut nettement signifié qu'il ne souhaitait pas, ne serait-ce que pour des raisons de tactique, attaquer Lénine sur cette question, nous abandonnâmes celle-ci et passâmes aux crises économiques. Je commençai en disant que Marx n'avait pas traité systématiquement le problème dans le premier tome du Capital et que les volumes publiés après sa mort en avaient seulement abordé des aspects isolés. Or, si sa théorie de la paupérisation absolue était correcte, il devait s'ensuivre qu'il avait compté non seulement sur des crises, mais sur des crises de plus en plus aiguës. Quoique Engels ait plusieurs fois souligné que Marx et lui-même attendaient que la prochaine crise engendre de nouveaux mouvements révolutionnaires, celle-ci ne s'était pas matérialisée de leur vivant. Je fis valoir ensuite que le fameux article de Lénine sur Marx pour le Granat n'avait pas davantage épuisé la question: Lénine s'était contenté de parler des « crises de surproduction qui éclataient périodiquement dans les pays capitalistes, d'abord tous les dix ans en moyenne, puis à des intervalles variables ». Lorsque Trotski me demanda ce que je pensais de la situation avant le début de la Grande Guerre, je répondis que - si paradoxal que cela
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