Le Contrat Social - anno VIII - n. 4 - lug.-ago. 1964

200 lui-même, qu'il est le plus" grand de_ tous, et c'est là son malheur, peut-etr_e le tr3.!-tle pl1;1s humain en lui, peut-être l'uruque tr~t hum~ en lui; mais ce qui n'~st plu~ hum~ en lw, mais proprement diabolique, c est qu il ne peut s'empêcher de se venger de son « m~eur » sur les hommes, et précisément sur ce~ qw sont par quelque côté plus gran~s et me1lleu~s qu~ lui... Si quelqu'un parle ~eux que St~ne, il est perdu : l'autre ne le laissera pas en vie, c3:r cet homme lui rappelle perpétuellement que lw, Staline, n'est pas le premier, ni le meilleur ; si quelqu'un écrit mie1;1xqu~ Staline, _malheur ~ lui, parce que c'est lw, Staline, et lw seul, q~t doit être le premier écrivain russe. M~, _évidemment, n'a plus rien à redouter de lut, smon peut-être d'être présenté aux ouvriers russes comme inférieur au grand Staline... Non, non, Théodore Ilitch, c'est un individu mesquin et méchant ; non, ce n'est pas un homme, c'est le diable... » Jamais je n'oublierai l'expression de Bou~arine à cet instant : la peur et la colère avaient complètement déformé son visage, habituellement empreint de bonhomie. Lorsque Dan, complètement bouleversé, lui demanda comment il se pouvait alors que _dans un tel état de choses, et en portant wi tel Jugement sur Staline, Boukharine et les autres communistes pussent croire aussi aveuglément à. ce diable et à son destin, et au destin du Parti et du pays, Boukharine s'émut, changea tout de suite de visage et dit : « Vous ne comprenez pas, c'est tout à fait différent, ce n'est pas à lui que l'on fait confiance, c'est à l'homme auquel le Parti a accordé sa confiance 5 ; il se trouve désormais qu'il est comme le symbole d? Parti ; l~s humbles, les ouvriers, le peuple croient en lut ; peut-être est-ce notre faute, mais enfin c'est un fait, et voilà pourquoi nous nous précipitons tous dans sa gueule en sachant à-coup sûr qu'il nous dévorera. Lui aussi le sait, et il se contente de choisir le moment le plus favorable. » A ce· moment, je ne pus me retenir d'intervenir : « Mais alors, dans ce cas, pourquoi vous, maintenant, retombez-vous dans sa gueule? Pourquoi retournez-vous là-bas? » Je me rappelle la perplexité naïve qui éclaira 1~ visage de Boukharine. Il fit un geste de la main, presque de dépit, et dit : « Comment ne pas rentrer? Moi, devenir un émigré? Non ; vivre, comme vous, dans l'émigration, cela, je ne le pourrais pas. Non, il arrivera ce qui arrivera... et pe~t:êtr~ qu'il n'arrivera rien du tout. » Et auss1tot 11 ajouta précipitamment, en ,s'adress~t à T~éodore Ilitch : « Tenez, Theodore Ilitch, s1 le - 5. A noter que Khrouchtchev et consorts donneront la même explication vingt ans plus tard. Or ce sont les Boukharine et les Khrouchtchev qui ont forgé les mensonges auxquels Staline devait la confiance du. Parti, mais ~u Parti purgé de ses élites, de ses cadres conscients, du Parti transformé en troupeau docile et soumis. - N.d.l.R. BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL fascisme se déchaîne ici, allez tout droit à notre ambassade : là, on vous abritera. » Ce fut alors au tour de Dan de s'étonner des propos de Boukharine, de sa naïveté et de son manque du sens des réalités. « Que dites-vous l~? Nicolas Ivanovitch? Vous avez sans doute oubhe que je suis déchu de la. cito~elll}eté sov!é~qu~, et que par conséquent Je dots. e~re fus.i!l~ des que j'aurai mis le pied _en_temt~~~ sov1et1que; or l'ambassade est temtoire sov1etique... » Cette objection p~ut n~ pas ê!re !rès , ~ien comprise de Boukharme qw repo~dit tres _ser1eusement : « Allons, Théodore Ihtch, qui. d<?nc prend cela au sérieux, cette histoire de pr1vat1on de citoyenneté ! » Nous parlâmes d'autre chose... Ce fut ain~i que nous nous séparâmes, ~ans nous être. parfaitement compris. Boukharme nous qwtta en regrettant qu'un homme de la capacité_de Dan restât « inutilisé », et nous, nous sentions que nous nous séparions pour toujours d'un homme droit, mais déjà condamné. Puis ce fut l'époque des grands procès, et notamment celui de Boukharine. Au nombre des accusations formulées contre lui, nous attendions avec appréhension ~e voir fig~er. c~lle d'avoir tramé de noirs dessems avec les em1gres; il lui aurait été impossible de nier _le _simple fait de notre rencontre, et toute explication de sa part eût été dès lors accueillie avec méfiance et n'aurait pu que renforc<:r l~s autres accusations, lès plus absurdes. Mais bien que le~ autorités aient certainement été, à tout le moms, a\1 courant des rencontres et des conversations du Lutetia entre Boukharine et son équipe d'une part, et d'au~re part Ni~olaïevski ~t Dan, il, n'en fut pas question au proces, et ce n est que recemment bien des années après, que Blumel mentionn; les rencontres avec Nicolaïevski. Aujourd'hui encore, quelq~e chose reste J?OUr moi une énigme : pourquoi les commurustes (et peut-être Staline lui-~ême, car sans ~on intervention ou tout au moms son accord tacite, il n'y aurait eu ni rencontres, ni conversatiOJ:?-S, ni mission) eurent-ils besoin ~e toute cette histoire? Si c'était une provocation, comme beaucoup d'entre nous le pensèrent, pourquoi n'a-t-ell~ pas été exploitée jusqu'au bout et pourquoi n'en a-t-il pas été fait mention au cours du procès 6? Quant aux conversati?ns. concern~t l'achat des archives de Marx, mutile de dire que les communistes soviétiques, à ma connaissance, ne cherchèrent jamais à les reprendre, sous quelque 1forme que ce soit, et que toutes ces 6. L'explication est pourtant simple : lors du procès de 1938 Staline recherchait l'alliance avec les socialistes et avec' toutes les forces politiques opposées à Hitler. Il ne pouvait donc mêler Dan et Nicola!evski, pas_pl~s que Léon Blum et Fritz Adler, à son horrible machination pseudojudiciaire. - N.d.l.R.

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