Le Contrat Social - anno VIII - n. 3 - mag.-giu. 1964

K. PAPAIOANNOU puyer, encore moins de susciter l'appareil unificateur qui seul aurait pu agréger l'empire. Aussi bien est-ce en vain que Charlemagne envoie ses « missi dominici » pour transmettre ses ordres à des centaines de kilomètres ; de même les mesures dirigistes que prévoient ses Capitulaires tournent dans le vide : il manquait des «courroies de transmission», un corps organisé d'agents d'exécution. Les conditions économiques dans lesquelles furent réalisés les grands « rassemblements des terres » de l'histoire précapitaliste n'étaient guère plus favorables à la centralisation politique. Mais les pharaons unificateurs, les empereurs militaires chinois, romains ou byzantins, les autocrates russes - mais aussi Lénine et Mao - disposaient tous d'une armée centralisée et dis_- ciplinée qui, à des degrés variables et pour des raisons diverses, demeurait étrangère à l'individualisme des conquérants germaniques ou francs. Or le « mode de conquête» (ou d'« unification») qui correspond à un tel appareil militaire unifié a toujours et partout orienté le « mode de production » vers le modèle «oriental » et a abouti à la mainmise de l'Etat sur la production et à la prépondérance de la classe politique. Sous-développement économique et sur-développement de l'Etat PUR RÉSULTAT de l'expansion militaire, conditionné par le fonctionnement régulier de l'administration, le « rassemblement des terres » et le maintien de l'ordre impérial donnaient automatiquement à l'Etat, c'est-à-dire à la «classe politique», un pouvoir souverain sur l'ensemble de la société. Cela aussi n'avait pas échappé à la perspicacité de Marx. Il avait un concept si strict du «déterminisme économique » qu'il allait jusqu'à contester l'existence même des « bases économiques » de l'Empire romain : . Rome ne dépassa jamais la ville [le stade de l'économie urbaine] et n'avait, pour ainsi dire, avec les provinces, que des rapports politiques que des événements politiques pouvaient naturellement interrompre 23 • Or la même situation se retrouvait dans toutes les sociétésprécapitalistesqui acquirent les dimensions d'un empire avant même de dépasser le cadre de l'économie urbaine ou même villageoise (comme par exemple les Incas). Dans toutes ces sociétés,marquées par la prépondérance de l'économie naturelle, l'espace économique (que l'on peut mesurer par les dimensions de la _sphèJ;eà l'intérieur de laquelle circulent les produits) ne représentait qu'une fra~on de l'espace politique, à savoir du territoire çouvert ·par l'autorité de l'Etat. Livrée à son développemeptspontané, l'économie y était impuissante à produire quelque chose de plus que le simple mouvement pendulaire entre la petite parcelle paysanne et le grand 23. D.I., p. 19 (VI, 237). Biblioteca Gino s·anco 155 domaine servile : il lui manquait l'impulsion dynamique que seule une économie urbaine industriellement développée pouvait. lui donner. Ce n'est certes pas dans la société civile qu'il faut chercher la force unificatrice et le principe d'intégration de ces empires précapitalistes : leurs dimensions étant sans commune mesure avec le degré de développement des forces productives et l'échelle des activités économiques, leur unité était fondée non sur les rapports de production et d'échange, mais sur les rapports politiques de domination et de subordination. Le sur-développement de l'Eta~ compensait le sous-développement éconormque. Chaque fois qu'il y a eu élargissement qualitatif des cadres de la vie sociale, l'initiative revint à l'Etat : c'est dans la dynamique de ce processus que Marx a reconnu le facteur principal qui explique l'indépendance «anormale » du pouvoir politique. «D'où pouvait venir la concentration politique dans un pays qui manquait de toutes les conditions économiques? », se demande Marx à propos de l'Allemagnemoderne. A cette question déjà si peu « orthodoxe »,il donne une réponsenon moins surprenante : · L'impuissance de chaque sphère particulière - car ici on ne peut parler ni d'états (Stande) ni de classes, on peut parler tout au plus d'états en voie de dépérissement et de classes pas encore nées - ne permettait à aucune de conquérir la domination exclusive. La conséquence nécessaire en fut que, durant l'époque de la monarchie absolue, la sphère particulière à qui était échue l'administration des intérêts publics acquit une indépendance anormale qui fut encore poussée plus loin dans la bureaucratie moderne. L'Etat se constituait de la sorte en pouvoir autonome et il a, jusqu'à nos jours, conservé en Allemagne cette position qui, dans d'autres pays, ne fut qu'une étape transitoire 24 • Naturellement, quand Marx dit «anormale», il faut entendre : «anormale » par rapport à son interprétation économique de l'histoire. En fait, ce qu'il considérait comme «anormal» et spécifiquement allemand représente plutôt l'état normal dans l'histoire politique de la plupart des sociétés. D'où pouvait venir, par exemple, la concentration politique dans un pays qui manquait de toutes les «conditions» économiques, comme l'ancienne Egypte? Ici, l'impuissance de toutes les « sphères particulières» était encore aggravée par l'absence d'économie monétaire et par le contraste entre les villes du Delta et le Sud féodal. Ici aussi, aucune· classe ne pouvait conquérir la «domination exclusive» et unifier l'économie urbaine de la Basse-Egypte et l'économi~ domaniale du Sud. Chaque fois qu'une nouvelle dynastie unifiait le pays, c'était aux dépens des classes établies à l'intérieur des divers « secteurs » économiques et au profit d'une classe nouvelle, la bureaucratie royale, dont le profil s'esquissait à mesure que se développait l'unification militaire du pays et dont le pouvoir s'affirmait par la destruction 24. D.I., p. 198 (VII, 184-85). •

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