M. SCHAPIRO c'était un solitaire, le Jérémie de l'impérialisme allemand. En vain scrutait-il l'horizon allemand pour découvrir une couche sociale capable de conduire avec succès son pays à travers un âge de rivalité impérialiste, de guerre et de révolution. Weber dégonfla le Kaiser et ses rodomontades bonapartistes en le ramenant aux proportions d'un dilettante vaniteux et poseur. Les junkers prussiens étaient des capitalistes agraires provinciaux déguisés en une «aristocratie » qui imposait l'empreinte du parvenu à la «société» allemande. Weber voyait le libéralisme bourgeois, émasculé par Bismarck, embourbé dans le marécage des intérêts mesquins et de l'esprit de clocher. Il respectait avec condescendance les sociaux-démocrates, philistins laborieux et pleins de bonnes intentions qui ne croyaient pas eux-mêmes à leurs discours extrémistes et répétaient pour la gauche la phraséologie des littérateurs pangermanistes de la droite. C'est ainsi que Weber avait «l'impression d'être assis dans un train rapide en se demandant si le prochain aiguillage sera bien mis en place». Il plaignait ceux qui ont besoin d'illusions et de « confort spirituel » ; il n'avait que mépris pour ceux qui trompent autrui. Désabusé dans un monde désenchanté, il était prêt à affronter les « ténèbres glacées» qu'il voyait s'étendre au-dessus de l'Europe après la première guerre mondiale. Monarchiste dans - les années 80, il finit en libéral sceptique pour qui la démocratie n'est qu'une technique destinée à sélectionner des dirigeants politiques efficaces. Néanmoins, il était prompt à critiquer les rêves de l' « Etat corporatif». Ceux qui propagent de telles notions, écrivait-il, s'imaginent que « l'Etat » serait alors l'agent bien avisé menant les affaires. C'est le contraire qui est vrai! Les banquiers et les entrepreneurs capitalistes, qu'ils détestent si fort, deviendraient les maîtres effrénés et irresponsables de l'Etat. Qu'est donc l'Etat si ce n'est ce mécanisme de cartel composé de grands et de petits capitalistes de toute espèce, organisant l'économie quand la fonction politique de l'Etat est déléguée à ces organisations ? (...) La soif de profits des producteurs capitalistes, représentés par les cartels, dominerait alors de manière exclusive l'Etat. La rivalité entre l'Etat bureaucratique rationalisé et les bureaucraties corporatives du capitalisme moderne semblait à Weber une condition nécessaire pour que survivent des vestiges de liberté personnelle. Weber opposait le même genre de raisonnement au socialisme. En 1906, dans un brillant essai sur la première phase de la révolution russe, il prédisait à la Russie un socialisme bureaucratique. Socialisme et lutte de classe du prolétariat n'étaient pour lui qu'un véhicule favorisant la bureaucratisation de la civilisation moderne. L'armée des chevaliers équipés à leurs propres frais avait fait place aux armées de soldats séparés des moyens de production; le socialisme ne ferait qu'achever ce processus de collectivisation bureaucratique dans le domaine de la production. Le socialisme apparaissait à Weber comme l'_incarnation même de la· rationalisation, comme un pas de plus dans le « désenchantement du monde ». Les bureaucraties lui semblaient indestructibles, étant une nécessité vitale pour les masses métropolitaines. C'est là que Weber commence à s'opposer à Marx. Pour Marx, le capitalisme était une « anarchie de la production». La rationalisation n'existait pas encore : elle restait à faire. Donc, rechercher une société rationnelle équivaut à libérer l'homme de l' « aveugle fatalité sociale». Biblioteca Gino B.ianco 141 Pour Weber, le capitalisme était bel et bien rationalisé et il pensait à cette rationalisation non sans mélancolie. La quête de la liberté personnelle est devenue affaire privée : c'est l'espoir d'une douce camaraderie et de l'expérience cathartique de l'art en tant qu' évasion en ce bas monde hors des routines institutionnelles. Quant au reste, l'œuvre de Weber rend courageusement compte des répercussions des institutions sur l'homme. Il n'avait aucune prophétie à proposer, mais se sentait de taille à affronter la réalité brutale sans avoir besoin du sacrifice intellectuel qui lui semblait exigé par toutes les croyances. Le mordant et la fine perspicacité de Marx se retrouvent entièrement chez Weber. Il n'ignorait certes pas que sa propre conception de l'Etat rejoignait celle de Trotski. Son ouvrage : Wirtschaft und Gesellschaft (Tübingen 1922) parachève en quelque sorte le chapitre inachevé sur la notion de classe dans le Capital de Marx. H. H. GERTH et C. WRIGHT MILLS. ( Traduit de l'anglais) LES AUTEURS de la notice qui précède écrivent à propos du grand sociologue: « Monarchiste dans les années 80, il finit en libéral sceptique pour qui la démocratie n'est qu'une technique destinée à sélectionner des dirigeants politiques efficaces. » Le dialogue suivant entre le général Ludendorff et Weber fera un peu mieux comprendre ce que ce dernier entendait par démocratie. La conversation eut lieu au printemps de 1919 et elle est rapportée dans la biographie de Weber écrite par son épouse (Marianne Weber : Max Weber. Ein Lebensbild, Tübingen 1926, pp. 664-65) : L. - La voilà votre belle démocratie! C'est vous et la Frankfurter Zeitung qui êtes responsables! Qu'en est-il sorti de bon? W. - Croyez-vous vraiment que je prenne le gâchis dans lequel nous sommes pour de la démocratie? L. - Dans ce cas peut-être pouvons-nous arriver à nous entendre. W. - Mais le gâchis d'avant n'était pas non plus de la monarchie. L. - Qu'entendez-vous alors par démocratie? W. - Dans une démocratie, le peuple élit le chef (Führer) en qui il a confiance. L'élu dit alors : maintenant, taisez-vous et obéissez. Le peuple et les partis n'ont plus la parole. · L. - Je n'ai rien à redire à pareille « démocratie »1 W. - Après quoi le peuple peut juger - et si le chef a commis des erreurs, à la- potence! On aurait tort d'identifier Weber à Hitler ; sa nature tout entière était fermement opposée à ce que seront la barbarie et l'antisémitisme ~azis, et en tant que sociologue il rejetait les explications racistes de la culture. Mais en tant que nationaliste convaincu pour qui la question finale en politique était l'intérêt de l'Allemagne comme puissance mondiale, il jugeait les diffé-
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