Le Contrat Social - anno VIII - n. 2 - mar.-apr. 1964

QUELQUES LIVRES que puisse s'accomplir, par-dessus l'étape capitaliste où s'enlise l'Europe, le grand bond en avànt du peuple russe. Marx et Engels, qui admirent le courage de 'Tchernychevski et l' opposent volontiers à leur ennemi Bakounine, n'en sont pas moins hostiles à l'idée d'une prééminence révolutionnaire de la Russie sur l'Europe. S'ils admettent sous certaines réserves que la communauté paysanne russe puisse être une future base socialiste, c'est à la condition que la révolution ait déjà triomphé dans l'Europe non russe. L'esprit autoritaire de Tchernychevski et celui, très proche, du blanquiste Tkatchev, sont conservés dans le groupe révolutionnaire de « la jeune. Russie », dirigé par Zaïtchnevski, groupe que Bakounine, on le conçoit sans peine, détestait. Une adhérente de ce groupe, Iaseneva (elle devait ensuite adhérer au bolchévisme) fait la connaissance de Lénine en 1891 à Samara. Les raisons ne manquent pas pour que Lénine cumule en lui le jacobinisme populiste d'origine exclusivement russe et le marxisme inspiré de l'Europe - occidentale. Les deux courants se retrouvent dans la définition même qu'il donne du bolchévisme : un parti jacobin lié à la classe ouvrière. C'est à ce •jacobinisme étranger au marxisme que Trotski, Rosa Luxembourg et la plupart des menchéviks s'opposeront à partir de 1903. On peut se demander si le marxisme n'est pas là pour justifier les initiatives jacobines de Lénine et si cette conjonction d'influences n'a pas créé une véritable dualité dans son comportement. Lorsqu'il écrit en juin 1905 4, en pleine révolution : cc Nous marxistes, nous devons savoir qu'il n'y a pas, qu'il ne peut y avoir pour le prolétariat et pour les paysans d'autres chemins vers la liberté véritable que celui de la liberté bourgeoise et du progrès bourgeois », il est un fidèle disciple de Kautsky. Mais quand il définit dans le même article le futur gouvernement provisoire comme une « dictature révolutionnaire démocratique des ouvriers et des paysans », il s'agit d'une formule jacobine antibourgeoise dont Trotski souligne la contradiction avec le contenu social que Lénine attribue à la première révolution russe. En 1917, Lénine considère que la dictature du prolétariat, c'est-à-dire de son parti, ne peut réaliser le socialisme dans la Russie sous-développée, mais doit servir de tremplin stratégique à la future révolution européenne. Cependant il définira un peu plus tard le communisme de guerre comme « un passage immédiat de l'ancien système économique russe à une production et à une distribution étatisées sur des bases communistes 5 »; bond conforme aux idées de Tcherny4. Cf. dans la plus récente édition en langue française : Deux tactiques de la social-démoêratie dans la révolution démocratique, in V. Lénine:« Œuvres choisies, en 3 volumes», Moscou, s.d. (1963), tome I, p. 535. 5. La Nouvelle Politique économiqueet les tâches de l'instruction politique, in V. I. Lénine : «Œuvres » (48 éd. russe)l tome 33, Moscou 1951. Biblioteca Gino Bianco· 115 chevski et que Boukharine et Préobrajeri.ski mettront en formules marxistes pour l'éducation des communistes. Quant à la structure du parti bolchévik, elle a été transcrite directement de Tchernychevski : Marx y est complètement étranger. Si Lénine invoque l'autorité de Kautsky sur les rapports entre la conscience socialiste et l'activité ouvrière, c'est pour en tirer des conséquences différentes. Kautsky pensait à une vaste Eglise socialiste où il aurait exercé son sacerdoce pour la transformation philosophique de l'humanité. Lénine, dans l'esprit de Tchernychevski, construit ·un ordre militaire étroit, que nous pouvons comparer aux Chevaliers teutoniques de la révolution. Rompant avec les populistes jacobins en 1883, Plékhanov prophétisait que, si une dictature révolutionnaire issue d'une révolution voulait s'inspirer d'un cc communisme patriarcal et autoritaire », elle en viendrait à créer « une caste socialiste » à la manière des Incas. Le « communisme patriarcal » n'était plus qu'une fiction au début de notre siècle ; mais la « caste socialiste » dont rêvaient Tchernychevski et Tkatchev avec leur élite jacobine s'est intégralement réalisée après la révolution d'Octobre. MICHEL COLLINET. P.-S. - Outre le chapitre sur Lénine philosophe et les deux articles sur Tchernychevski et Lénine, mentionnés plus haut, rappelons que notre revue a publié, de N. Valentinov, les articles, études et fragments de souvenirs dont voici la liste : Le mausolée de Lénine (novembre 1957) ; Lénine « kaput » (novembre 1958) ; Deux marxismes (janvier 1959); Marxisme et philosophie (juillet 1960); · Boukharine, sa doctrine, son « école » (nov.- déc. 1962) ; Le communisme de droite et l'agriculture (janv.- fév. 1963); De Boukharine au stalinisme (mars-avril 1963) ; De la nep à la collectivisation (mars-avril 1964). N.d.l.R. - Le compte ren.du de ce livre par Michel Collinet n'épuise nullement le sujet, et notamment ne touche pas aux divers aspects de la publication. Outre la suppression injustifiable de la préface dont N. Valentinov pouvait à bon droit s'honorer, les éditeurs se sont permis de nombreuses coupures dans le texte russe et il y a de fortes raisons de douter qùe ce soit avec l'autorisation de l'auteur. La présentation criarde, du plus mauvais goût à la mode, ne correspond vraiment pas au contenu de l'ouvrage et elle est de nature à écarter les lecteurs sérieux éventuels. Sans parler de choses encore plus choquantes, dont l'indélicatesse appellerait un jugement sévère, mais juste. Le Contrat social, qui a signalé en son temps l'importance des souvenirs de N. Valentinov et en a publié des fragments, qui a tenté d'en réaliser une édition française convenable, aurait là-dessus son mot à dire. Quant à la traduction, elle mériterait aussi un commentaire ; la tâche était difficile

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