114 mais parce que celui-ci s'est courageusement battu dans les manifestations de Kiev : « Il ne sert à rien de ratiociner, comme le font les intellectuels-mauviettes, mais il faut apprendre à cogner sur la gueule, à la prolétaire, sur la gueule ! » (p. 61). Plus tard, Valentinov sera quelque peu déçu quand il apprendra les précautions prises par le chef révolutionnaire pour éviter tout danger menaçant sa personne. Quant à l' orthodoxie marxiste de Lénine, copiée sur celle de Plékhanov, elle n'avait rien de particulièrement remarquable. « Dans notre groupe, dit Valentinov, nous discutions tout le temps des différents aspects de la doctrine de Marx, et ces discussions ne tournaient pas toujours à la louange de celui-ci » (p. 73). A plus forte raison, les sympathies pour la politique de l'ancienne lskra et les suggestions de Que faire ? n'entraînaient-elles aucun désir d'une scission avec les « économistes » ou les futurs menchéviks. L'âpreté des querelles de tendance entre ceux-ci et Lénine ne suscitait qu'inquiétude ou désapprobation parmi les socialdémocrates vivant en Russie. Aussi voit-on Lénine, en quête de partisans, minimiser autant que possible les querelles du IIe Congrès quand il a en face de lui un militant arrivé de Russie ; il insiste sur son désir .de discipline, sur le fait qu'il juge ses collègues de l'émigration non sur leurs opinions, mais sur le travail pratique qu'ils effectuent... Il n'a pas besoin de multiplier les exemples pour que le jeune Valentinov, fraîchement débarqué d'Ukraine, devienne plus bolchévik que Lénine lui-même et accepte de jouer les utilités dans les manœuvres qu'on lui dicte. Mais il sera vite lassé d'une méthode polémique qui cherche ses succès dans le discrédit sans nuance des adversaires et crée une atmosphère intolérable autour des protagonistes. Le récit de sa rupture avec Lénine donne la nausée, car le réseau d'accusations insensées où Lénine cherche à l'enfermer pour l'humilier offre un avantgoût des procédés répugnants que les maîtres de la Russie soviétique emploieront pour liquider moralement leurs adversaires. Mais à Genève le bras séculier fait encore défaut pour ce qui est de leur destruction physique... Vers 1897, les populistes Mikhaïlovski et Vorontsov dénonçaient les social-démocrates pour avoir rompu avec les traditions révolutionnaires de 1860 et les espoirs d'un socialisme purement russe, étranger aux idéologies occidentales. Pour leur répondre, Lénine écrivit un article : Quel héritage renions-nous ? Il y décrivait comme réactionnaire la communauté paysanne traditionnelle sur quoi les populistes de la fin du x1xe siècle fondaient encore leurs perspectives socialistes, en dépit des progrès croissants de l'industrie capitaliste. Reconnaissant, avec les marxistes, que la source de la révolution ne se trouvait plus dans le paysannat, mais dans le Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL prolétariat des villes, . Lénine s'affirmait néanmoins comme le continuateur spirituel des tradi- . rions de 1860. Il ne pouvait s'agir en son esprit des populistes libertaires ou anarchistes, tels Herzen ou Bakounine, mais du jacobin Tchemy-· chevski. Valentinov rapporte une conversation avec Lénine où celui-ci défend avec passion le roman de Tchernychevski dont il reprit le titre dans sa fameuse brochure 3 • Du roman Que faire?, Valentinov dit « qu'il n'est guère de livre plus pauvre, plus primaire et à la fois plus prétentieux» . (p. 110). Pour Lénine, au contraire, son influence aurait fait des centaines de révolutionnaires : « Il a enthousiasmé mon frère, il m'a enthousiasmé moi-même. Il m'a labouré de fond en comble» (souligné par V., p. 110). Bien avant de connaître Marx et Plékhanov, Lénine a lu tout ce qu'avait écrit Tchernychevski qui, dans les années 60, emprisonné et déporté, fut le héros du populisme. Que faire?, écrit dans une langue nébuleuse pour éviter la censure, et devenu pratiquement inintelligible à la jeune génération social-démocrate, avait été en son temps une sorte de bible pour les populistes. Longtemps après la conversation ardente avec Lénine, Valentinov entreprit l'étude de Tchernychevski pour y déceler de quelle manière il avait pu « labourer » l'esprit de Lénine ; dans un long chapitre de son livre, il livre le résultat de ses réflexions, qui nous paraît fort convaincant. Tchernychevski (1828-1889), né dans une famille de prêtres, devient athée à vingt ans et se proclame jacobin, montagnard, conspirateur à la manière de Babeuf et de Blanqui. Après 1857, il est l'inspirateur du populisme révolutionnaire ; il s'y affirme comme ennemi mortel non seulement de la propriété privée, mais aussi de tout libéralisme politique inspiré de l'Occident. Selon lui, la Russie, par l'esprit communautaire des paysans, peut éviter de « suivre le chemin douloureux de l'Europe » et peut sauter directement du régime féodal au communisme. En dépit de son matérialisme militant, Tchernychevski n'est pas, dans ses prédictions, étranger au courant slavophile et religieux qui voyait en Moscou la troisième Rome et dans la Russie un peuple élu voué à une grande mission historique universelle. Le panslavisme a de multiples visages, depuis l'athéisme révolutionnaire des Herzen, Bakounine et Tchernychevski, jusqu'au christianisme mystique de Gogol ou de Dostoïevski. Mais contrairement à Bakounine ou Herzen, Tchernychevski est un jacobin autoritaire. Pour diriger la révolution et instaurer le communisme, il faut une petite élite d'hommes nouveaux et forts, une dictature centralisée. Dans Que faire?, sous la fiction du roman, est décrit ce type d'hommes, véritables révolutionnaires professionnels avant · la lettre, à qui ne répugne aucune violence pour 3. Cf. de N. Valentinov : Tchernychevski et Lénine, dans le Contrat social, n°8 de mai et de juillet 1957. Et de Joseph Frank : Une utopie russe : 1863-1963, dans notre n° de mars.:.avril 1963.
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