QUELQUES LIVRES une diatribe d'Olminski contre la traditionnelle nostalgie russe, si fréquente chez les émigrés, pou_r que Lénine parlât avec émotion de son enfance dans la demeure de propriétaire foncier appartenant à son grand-père. « En un certain sens, je suis aussi fils de hobereau », dit-il (p. 168) pour rappeler que les plus grands écrivains russes avaient appartenu à la noblesse, et que les révolutionnaires n'avaient pas à les renier pour cette considération. En l'occurrence, Lénine s'opposait à un schématisme jugé pseudo-révolutionnaire parce qu'il contredisait les sentiments nés de son expérience vécue. Mais lui-même coulait sa pensée dans des moules acceptés avec la foi du charbonnier quand ceux-ci n'allaient pas à l'encontre de son expérience politique. C'est ainsi qu'il acceptait sans réserve le matérialisme dialectique formulé par Engels et Plé1:dtanov.Toute objection à la doctrine, qu'elle procédât d'un néo-kantisme ou d'un néo-positivisme, le mettait dans cet état alternativement de rage et de dépression dont il a été question à propos de ses luttes politiques. Du moment que Plékhanov rejetait toute révision du marxisme, Lénine se devait d'être, si faire se pouvait, encore plus marxiste· que son maître. Le marxisme était la vérité absolue ; Marx et Engels avaient dit. to~t ce qu'il y avait à dire : cc Rien dans le marxisme n'est sujet à révision. Il n'existe qu'une seule réponse à la révision : taper sur la gueule » (sic; p. 251). A ce dogmatisme intellectuel correspondait un militarisme organique : dans la social-démocratie, « il ne faut pas compter faire de la confrontation d'idées. Tous ceux qui y sont entrés doivent suivre ses idées, au lieu de les discuter » (p. 250 ). En fait, il s'agissait par là d'exercer un vrai chantage sur la conscience de chaque révolutionnaire. Si celui-ci voulait travailler à l'avènement de la Révolution, il devait rester dàns le Parti, refouler ses doutes et taire son opinion sur tel point de doctrine : en douter, à plus forte raison le critiquer ou le nier, équivalait à se faire accuser de _déviationpetitebourgeoise ou réactionnaire, c'était trahir inconsciemment la révolution. Valentinov, conciliant le marxisme avec l'empiriocriticisme de Mach et Avenarius, allait devenir un ennemi à abattre. Néanmoins Lénine avait avec lui si peu d'hommes éminents en ces années· 1900 qu'il conserva Bogdanov- .comme militant utile malgré son «révisionnisme» .pour ne s'en séparer qu'en 1908, après la première révolution. Jusqu'en 1913, Lénine resta un disciple de Plékhanov, accentuant ses traits dogmatiques jusqu'à en faire une caricature grossière. Ensuite, il découvrit Hegel, « de façon matérialiste », dit-il ; et il accusa Plékhanov de ne pas avoir mis la dialectique hégélienne à sa juste place, d'être finalement un matérialiste" .« bourgeois ». Valentinov rappelle justement que, préfaçant la revue Sous la bannière du marxisme · en 1922, Lénine recommandait à ses rédacteurs de remettre Hegel en honneur tout en l'interprétant d'une manière Biblioteca Gino Bianco 113 «matérialiste». Il est évident que Lénine n'était plus l'élève docile d'Engels et de Plékhanov, puisqu'il préconisait que l'on recommençât la tentative historique d'Engels lui-même. Pour nous, il y a une raison profonde à cette adhésion · tardive de Lénine à un hégélianisme « matérialiste». Elle succède à la constitution définitive, au congrès de Prague, du parti bolchévik. Les rapports qu'instaure Lénine entre son parti, détenteur de la conscience historique, et le prolétariat supposé inconscient de son devenir, ne sont pas sans analogie avec ceux qu'entretient l'Etat de Hegel, porteur de l'Idée réalisée, avec le peuple, cette « masse informe». La critique marxiste de la mystification hégélienne reste vraie du parti léniniste des révolutionnaires professionnels. De même que le héros hégélien est l'incarnation de !'Esprit universel lorsqu'il réalise ses fins particulières, de même Lénine a conscience, depuis 1902, d'incarner la révolution mondiale quand il prépare avec ses propres méthodes la révolution russe. Cette renaissance de l'hégélianisme semble avoir été particulière à Lénine dans les dix dernières années de sa vie. Peut-être a-t-il eu, dans ses derniers moments, le sentiment que son arrogante certitude philosophique n'était plus que poussière... Valentinov semble l'admettre. Mais ses successeurs ont fait de ses dogmes une religion d'Etat, réglant ce que doit penser l'élite intellectuelle et artistique. Ce « diamat » est une arme aux mains du pouvoir au même titre que le M.V.D. Chez les jeunes militants qui n'avaient pas eu l'occasion de rencontrer Lénine, son prestige n'était pas dû à ses travaux économiques, que la plupart des étudiants révolutionnaires jugeaient inférieurs à ceux d'un Struve ou d'un TouganBaranovski. Le marxisme ·1eur apportait une base rationnelle dans leurs révoltes contre l'autocratie, mais en revanche il affirmait l'inéluctabilité d'une étape capitaliste précédant l' avènement du socialisme en Russie. Cela supposait de grandes - et sans doute longues - mutations sociales, des changeme~ts dans les hommes, les esprits et les choses, en particulier la croissance en nombre et l'organisation d'un prolétariat industriel dégagé de ses origines paysannes et devenant le porteur de l'idée socialiste. Perspective peu encourageante pour une jeunesse aspirant au combat révolutionnaire, ·encore imprégnée d'esprit populiste... D'où le succès de la brochure de Lénine : Que faire ? , qui montrait « le jacobin lié à la classe ouvrière », appelait à l'organisation et au combat « toutes les classes de la population », et pas seulement le prolétariat industriel. L'importance de la violence physique revient constamment dans les textes ou les propos de Lénine. S'il reçoit avec sympathie Valentinov, ce n'est pas en tant qu'intellectuel marxiste,
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