112 entrecoupé des souvenirs de l'auteur sur la vie russe, qui apparaissent comme un contrepoint commun aux milieux spécifiques de l'émigration. D'intéressants portraits s'y détachent: ceux du professeur Boulgakov, du socialiste Alexandre Youssouv, de la jeune intellectuelle Katia Rerich qui sacrifia sa vie à la révolution, de l'ouvrier Sémion Pétrovitch, révolutionnaire mystique en qui revivait le panthéisme des hérésies médiévales. Figures dont la spontanéité contraste avec celles des émigrés intellectuels dont la personnalité tend souvent à se dissimuler derrière le masque des idées abstraites. Les innombrables biographies de Lénine, quand elles ne relèvent pas de la simple hagiographie ou de ce qu'on nomme dans le jargon actuel le « culte de la personnalité », le décrivent comme un porteur d'idées, un acteur politique. Soit par fanatisme partisan, soit par souci utilitaire "depropagande, soit simplement par volonté d'ignorance systématique, les historiens communistes négligent le comportement réel de l'homme Lénine au profit d'une image vénérée devenue le symbole incarné du régime. Les mémoires de Kroupskaïa eux-mêmes, et ceux plus brefs de Trotski, n'échappent pas aux impératifs des vicissitudes politiques des auteurs. Si dans son livre : Lénine et dans son autobiographie, Trotski est prolixe en souvenirs de Londres, où Lénine s'était entiché de lui, il passe sous silence la manière outrageante dont Lénine le jugeait après le IIe Congrès. Selon Valentinov, il le traitait de Vorochilov-Balalaïkine 2 • Pour les besoins de sa polémique contre Zinoviev, puis contre Staline, Trotski ne pouvait pas étaler objectivement ses dissentiments passés avec Lénine. Jeune, Valentinov fut fasciné par la personne de celui-ci, mais, sans se déjuger, il retrouva rapidement ses facultés critiques. Aujourd'hui, seul témoin vivant et libre de cette époque, il a suffisamment pris ses distances dans le temps et l'espace pour surmonter ses anciennes déceptions et ne pas subordonner son jugement à une quelconque opportunité politique. Il ne brosse pas de Lénine un portrait statique tenu pour définitif, mais il nous l'explique, le verbe étant pris dans son sens étymologique de «déployer » ou si l'on veut «dévoiler». Il nous entraîne dans une découverte qui se fait par étapes successives. Ainsi son approche devient la nôtre et, revivant avec lui les circonstances, nous nous étonnons souvent de l'éclairage qu'elles projettent sur certains traits du modèle. Plus qu'à l'auteur, c'est au lecteur d'en tirer des conclusions. 2. Vorochilov, personnage du roman de Tourguéniev : Fumée. Balalaïkine, personnage imaginé par Saltykov-Chtchédrine. Pour déconsidérer un contradicteur, Lénine accole ces deux noms qu'il regarde comme incarnant des individus dérisoires. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL De ce début du siècle, Trotski, dans son livre sur Lénine, dit qu'il présentera un intérêt psychologique exceptionnel et en même temps de grandes difficultés pour le futur biographe, «car c'est précisément pendant ces brèves années que Lénine devient Lénine ». Le témoignage de Trotski porte sur les années 1902 et 1903 vécues à Londres, quand, avec une ardeur infatigable, Lénine dirigeait l' Iskra ; celui de Valentinov porte sur l'année 1904, à Genève, où il le trouve déprimé par la perte de son journal, passé aux mains des menchéviks. «Cette période, écrit-il, me semble être une des plus importantes de la vie politique de Lénine. Il se trouvait à un tournant. Il avait le choix entre deux voies » (souligné par V., p. 174). Année capitale en effet : après les premiers conflits du IIe Congrès (1903), Lénine rompt avec les autres leaders de la social-démocratie, avec Plékhanov, son maître, et avec Martov, son vieux compagnon. Année aussi où il se convainc qu'à lui seul revient la tâche d'organiser ce qu'il juge être le véritable parti révolutionnaire. Il écrit sa brochure: Un pas en avant, deux pas en arrière, non sans hésitations ni tourments. Valentinov, qui chaque jour l'accompagne pendant sa courte promenade, 1~ dépeint : «De robuste, plein de fougue et d'énergie qu'il était, il devint maigre, se creusa, jaunit ; ses yeux, vivants, rusés, moqueurs, devinrent ternes, parfois morts » (p. 173). A plusieurs reprises, Lénine, désespéré, parle d'abandonner son projet. «Je n'ai jamais rien écrit dans un pareil état, dit-il à Valentinov. J'ai la nausée de ce qu'il me faut écrire. Je me force » (p. 173). Cet état dépressif succédait à d'autres que Valentinov appelle -de «rage». C'était quand Lénine, plein de haine contre ses adversaires de tendance, marquait leur moindre propos du sceau de l'infamie, les accablant des injures les plus grossières. « L'alternance de ces deux états était un des caractères de son psychisme» (p. 213). En général, Lénine était un homme rangé, ponctuel, prenant un soin méticuleux de ses affaires, s'adonnant régulièrement à la gymnastique, ayant horreur du temps perdu et de la vie de bohême ou de café qu'affectionnaient certains de ses camarades de l'émigration. Avec ses partisans qui lui étaient religieusement dévoués, Lénine n'avait aucune famUiarité, mais maintenait au contraire une «barrière invisible », cette distance si nécessaire au maintien d'une vénération plus respectueuse que fraternelle. S'il s'extériorisait facilement en politique, il restait affectivement un introverti, entourant de mystère son intimité, ses souvenirs personnels, n'acceptant pas qu'on l'interrogât sur sa vie ou ses goûts littéraires. . Il fallait le hasard d'une discussion, un incident de promenade pour que Lénine affichât avec une certaine brusquerie ses amours ou ses haines extra-politiques ; il aimait Pouchkine, Nékrassov, Tourguéniev surtout ; il détestait Dostoïevski comme il détestera Maïakovski. Il fallut
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