Le Contrat Social - anno VIII - n. 2 - mar.-apr. 1964

QUELQUES LIVRES moins que, depuis cette époque, il paraît en Pologne des recueils de nombreux écrits de R. Luxembourg, essentiellement consacrés au mouvement ouvrier polonais. Est évidemment tenu sous le boisseau tout ce qui évoque, de près ou de loin, les controverses entre R. Luxembourg et les bolchéviks. En Allemagne orientale, où la tradition luxembourgiste est également très forte, n'a été publié (en 1951) qu'un recueil de quelques-uns de ses discours et articles, dûment assortis d'écrits de Lénine combattant ses idées et munis d'une préface « désintoxicante » de Wilhelm Pieck. L'Allemagne orientale n'ayant pas connu le « dégel » polonais, nous ne disposons jusqu'ici que d'un seul texte démontrant que, là encore, les idées luxembourgiennes exercent une influence certaine: il s'agit du mémorandum du professeur Wolfgang Harich, arrêté en novembre 1956 et condamné en mars 1957 à dix ans de travaux forcés. Ce document est révélateur de la mentalité d'une génération d'intellectuels communistes qui a grandi sous le régime sta1inien. Agé présentement de quarante-quatre ans, Harich en avait donc vingt-cinq lorsque, à la chute d'Hitler, il succomba à la séduction bolchévique. Bourré de dogmes staliniens, il lui fallut un certain temps pour mûrir et confronter ces dogmes avec la réalité. Au bout de plusieurs années, le discours « secret » de Khrouchtchev au XXe Congrès aidant, il se décida à remonter aux sources. Il n'avait tout d'abord connu Lénine que par les écrits de Staline ; en étudiant Lénine, il fit la connaissance de Marx interprété par Lénine. Toutes ces interprétations, souvent contradictoires, l'incitèrent à aller plus loin encore, à consulter Marx et Engels, Rosa Luxembourg, Trotski, Boukharine, et finalement le « renégat » Karl Kautsky 4 • Découvrant ainsi un monde nouveau, il eut de la peine à ordonner toutes ces idées, neuves pour lui alors qu'elles sont si largement dépassées pour la plupart des socialistes occidentaux de notre époque. D'où cette phrase de son mémorandum, qui témoigne de la confusion dans laquelle l'avaient jeté ses premières recherches : « Elle [la théorie marxisteléniniste] doit être complétée et élargie par l'apport de Trotski et surtout de Boukharine, elle doit être complétée et élargie par l'apport de Rosa Luxembourg et, en partie, de Karl Kautsky. De plus, nous devons intégrer dans la théorie marxiste-léniniste ce qu'il y a de valable dans l'œuvre de Fritz Sternberg et d'autres théoriciens social-démocrates~ » Ce passagemontre bien le désarroi qui s'empare de tous ceux qui, une fois sortis du dogme léninostaUnien et désireux de rester des socialistes et des révolutionnaires, tentent de se cramponner aux idées des ancêtres et, manquant d'une forma4. En sa qualité de professeur, Harich avait accès aux sections des bibliothèques universitaires interdites aux profanes. Biblioteca Gino B.ianco 109 tion suffisante, mélangent les données les plus hétéroclites et les plus contradictoires en un imbroglio qui ne mérite assurément pas les travaux forcés... On a assisté à une évolution semblable en Yougoslavie. Au début, Tito en appela de Staline mal informé à Staline mieux informé. Cependant, Staline ne montrant aucun désir de se laisser mieux informer, Tito en appela de Staline à Lénine. Mais, derrière Tito, se tenaient des gens qui n'entendaient pas s'arrêter à Lénine et qui, en pensant peut-être à Rosa Luxembourg, jugeaient qu'il fallait en finir avec la dictature et rétablir la démocratie. Or, c'est la limite qu'aucun régime totalitaire ne peut franchir sans se perdre lui-même. Ceux qui s'y hasardent, les Harich et les Djilas, ont appris ce qu'il en coûte de vouloir retourner aux sources. * 'JI- 'JILes idées de Rosa Luxembourg apparaissent ainsi à notre époque comme une étape marquant le passage de nombreux militants formés à l'école lénino-stalinienne vers un socialisme à la fois démocratique et révolutionnaire; s'ils ont pris Staline en horreur, ces militants n'en sont pas moins dressés, en raison de leur formation, contre le « réformisme » - et le mot, et la chose. Parfois, on a cependant l'impression que certains d'entre eux ne voient plus dans le réformisme l'abomination des abominations. Dans sa préface à Pagine scelte 5, Mario Pinzauti va jusqu'à dire que la révolution, dans des pays démocratiques, « n'est pas nécessairement un choc violent et sanglant, qu'elle est, au contraire, nécessairement une transformation, qui peut être pacifique, des rapports entre les classes». Pinzauti considère que la polémique soutenue par R. Luxembourg contre Lénine durant toute sa vie était « une lutte contre les racines premières du stalinisme». Luciano Amodio, le préfacier de l'autre ouvrage : Scritti scelti, marque très nettement la position « ambivalente » des thèses de R. Luxembourg, dont les arguments pouvaient et peuvent être utilisés aussi bien par des militants gravitant vers « l'immobilisme social-démocrate » 6 que par des communistes de gauche, « paratrotskistes ». Il mentionne encore la position médiane occupée par R. Luxembourg entre Kautsky et Lénine, et cite à ce propos un article de A. Martynov (1929) posant la question: « De Luxembourg à Lénine ou de Luxembourg à Kautsky ? » Amodio a rompu il y a quelque 5. Cette brochure contient le dernier article de R. Luxembourg (janv. 1918), de larges extraits de sa brochure de 1906 sur la grève en masse et sa polémique de 1904 contre Lénine. 6. Amodio cite à ce propos la revue socialiste française!! Combat marxiste (1932-36), mais pourquoi, abandonnant son objectivité habituelle, éprouvc-t-il le besoin (p. 13) de nous prendre à partie personnellement ?

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