Le Contrat Social - anno VIII - n. 2 - mar.-apr. 1964

R. PIPES -la langue russe s'accroît, mais modérément: le nombre des Tatars fidèles à leur langue s'est abaissé de 98,9 à 92 %, celui des Tchouvaches de 97,7 à 90 °/4. La plus forte diminution a eu lieu chez les Mordves : de 94 à 78 %. Si l'on examine ensuite le cas des minorités ayant une culture distincte, établies dans les régions-frontières et habitant leur territoire originel, on constate que la russification y a fait peu de progrès ou pas de progrès du tout, qu'elle a même parfois perdu du terrain. Les turcotatars, qui constituent la minorité la plus nombreuse après les Ukrainiens, font montre d'un attachement étonnant à leur langue maternelle. Sauf pour les Tatars de la Volga, dont nous avons. parlé, une proportion de 97 à 99 % d'entre eux lui restent fidèles. Dans certains cas (comme celui des Turcs et des Turkmènes de l'Azerbaïdjan), le pourcentage des gens qui parlent leur langue maternelle dépasse légèrement celui de 1926; dans d'autres (celui des Kazakhs et des Kirghiz, par exemple), il est légèrement inférieur, mais, dans l'ensemble, on ne peut parler d'assimilation linguistique. Des 20 millions de musulmans soviétiques (les Tatars de la Volga exceptés), 200.000 seulement, soit 1 %, ont été russifiés quant à la langue. Même situation au Caucase : le pourcentage des Géorgiens qui considèrent le géorgien comme leur langue maternelle est passé de 96,5 en 1926 à 98,6 en 1959 ; il en est de même pour les Turcs azerbaïdjanais (de 93,8 % en 1926 à 97,6 % en 1959). Les Arméniens, au contraire, semblent se russifier lentement; il est plus que probable, cependant, que la diminution du pourcentage de ceux qui considèrent l'arménien comme leur langue maternelle (de 92,4 % en 1926 à 89,9 % en 1959) a eu lieu parmi les Arméniens résidant hors de la République d'Arménie. Parmi les peuples baltes, la proportion de ceux qui restent attachés à leur langue maternelle varie entre 95 et 97 %- Conséquences futures QUE CONCLURE de ces statistiques ? Sur les territoires où les Russes sont en majorité (R.S.F.S.R.) aussi bien que sur ceux où les grands groupes minoritaires prédominent, la ligne qui sépare les Russes des membres d'autres nationalités, quant au langage, devient plus Biblioteca Gino Bianco 107 marquée. Russes et minorités nationales acquièrent l'hégémonie du langage là où ils jouissent de la prépondérance numérique et administrative. On peut parler d'une naissance de nations modernes à l'intérieur de l'Union soviétique. Les petites nationalités cèdent lentement du terrain et se fondent soit avec les Russes, soit avec les groupes ethniques dont la langue et la culture sont le plus étroitement apparentées aux leurs. Au contraire, les nationalités principales (Ukrainiens, Géorgiens, peuples turco-tatars de l'Asie centrale) gagnent en cohésion. La langue n'est, bien entendu, qu'un des critères de la viabilité nationale, et il n'est pas question, pour porter un jugement d'ensemble, de se contenter d'évaluer les progrès de l'idiome. Mais c'est là un critère primordial. Le passage d'une langue à une autre est peut-être la manifestation la plus frappante du changement d'allégeance nationale. Le fait que ce phénomène ne se produise pas parmi les membres des grandes nationalités périphériques permet de douter de la dissolution imminente des nationtlités soviétiques. Ces conclusions pratiques s'appliquent non seulement à l'Union soviétiqueJ mais à toutes les régions où la naissance d'un sentiment d'identité nationale coïncide avec un effort de modernisation. Comment éviter les tiraillements qu'implique la modernisation sinon en créant des Etats nationaux indépendants ? Seul l'Etat national permet, à l'intérieur de ses limites, la rationalisation, économique ou autre, de laquelle dépendent le bien-être matériel et la puissance ; seul il permet l'expression des sentiments nationaux engendrés par la rationalisation. Telle est la conclusion qui se dégage de l'expérience de l'Europe occidentale et de tous les grands Etats et empires multinationaux. L'éclatement de l'Empire russe fut évité de justesse au cours de la révolution et de la guerre civile grâce, en partie, à la force armée, en partie, à un nouveau système politique combinant la décentralisation externe avec une centralisation interne sans précédent. Mais, du point de vue de l'historien, il n'existe aucune raison de supposer que cette solution ait un caractère autre que temporaire. RICHARD PIPES. (Traduit de l'anglais)

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