Le Contrat Social - anno VIII - n. 2 - mar.-apr. 1964

104 question est soulevée, on peut constater que les réponses d'intellectuels de Moscou, de Léningrad, de New York ou de Washington sont assez semblables. Pourquoi ? Peut-être parce qu'existe derrière ce problème un facteur fondamental commun aux cultures américaine et russe: le dédain et la sous-estimation des fondements historiques. Malgré les profondes différences qui les séparent, les cultures américaine et russe sont jeunes et n'ont pris leur forme essentielle qu'au cours des deux cent cinquante dernières années, c'est-à-dire dans une ère où les tendances antitraditionnelles et scientifiques l'emportaient sur les autres. Elles sont tournées vers l'avenir et s'intéressent davantage au monde à construire qu'à celui dont elles ont hérité. Toutes deux sont fortement imbues de l'esprit millénariste actuel. Ayant renoncé à un grand nombre de leurs traditions dans l'intérêt de la modernisation, Américain.set Soviétiques sont peu portés à un respect exagéré du traditionalisme d'autres nations, surtout quand celui-ci va à l'encontre des exigences de la vie moderne. Ils ont donc tendance à désapprouver le nationalisme et à prôner l'assimilation, et, parfois, à tenir pour établi que le souhaitable rejoint l'inévitable 1 • Impartialement, dans le monde moderne les problèmes du nationalisme et des nationalités ne se révèlent en aucune façon moins pressants ou en passe de disparaître. Or le nationalisme fait obstacle aux besoins du développement économique dont l'influence ·sur la vie moderne est si puissante. L'utilisation maximale des ressources économiques exige un degré de rationalisation qui ne tolère pas d'obstruction de la part du traditionalisme. Les barrières nationales doivent être brisées, le sol débarrassé de l'ancienne végétation - parfois luxuriante, parfois simplement. folle et desséchée - engendrée par des siècles de croissance· culturelle spontanée. La discipline de l'horloge, les techniques d'une économie fondée sur l'argent et les autres aspects complexes de la vie industrielle moderne ne sont plus compatibles avec des traditions nationales · ayant habituellement pris racine dans les mœurs agricoles ou commerciales. Une solution économique idéale consisterait à associer tous les Etats en une .union .universelle, l'humanité se fondant en une natjon unique. - . Si pareille fusion tie .se ..ré.alis~. pas en f~t, L c'est que l'envers du processus_de modernisation préserve, voire, intensifie, les distinctions nationales. Tel est l'aspect soci~ de la m9dernisation, 1. Il est curieux de constater que; malgré les bénéfices que· la propagande soviétique retire de la discrimination raciale pratiquée contre les Noirs aux Etats-Unis, les Soviétiques manifestent souvent un profond dédain pour toute la « question noire». Beaucoup n'ont guère de sympathie pour la situation économique difficile •du Noir américain, moins pénible que la leur, non plus que pour ses aspirations nationales. Sous· ce rapport, la tolérance soviétique de l'intolérance américaine vaut bien l'indifférence de certains Américains envers les mauvais traitements infligés par les Russes à leurs minorités .nationales. · Biblioteca Gino Branco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE • lequel trouve son expression dans le nivellement des différences de classe et l'intégration de l'ensemble de la population à la vie nationale.·. L'organisation rationnelle de l'existence exige· que la population entière soit considérée comm~ un vaste réservoir de main-d'œuvre, ce qui, en conséquence, requiert la démocratisation (sinon forcément au sens politique, du moins au sens social). En attirant dans le courant de la vie nationale la masse de groupes auparavant isolés et passifs, le processus de modernisation favorise, sans qu'on y prenne garde, le nationalism·e et les différences nationales, car c'est dans ces groupes que l'identité nationale est le plus profondément enracinée. Pour ne citer qu'un exemple, au temps des armées de mercenaires le nationalisme n'était pas un facteur du moral des troupes, mais il l'est devenu avec les armées modern~s composées de masses dont la guerre n'est pas le métier. L'instruction des masses favorise également les différences nationales : la langue, l'histoire, la littérature et autres éléments locaux deviennent de véritables institutions. Il en est de même de l'intelligentsia, dont l'apparition accompagne partout l'effondrement des vieilles structures sociales de classe. Ces tiraillements que le processus de modernisation exerce sur le nationalisme constituent l'essence du« problème national» de notre époque. La modernisation exige, d'une part, le nivellement culturel; de l'autre, elle libère les forces sociales les moins disposées à accepter un tel nivellement. Cette dernière tendance étant souvent plus puissante que la premi~re, puisqu'elle représente des pressions réelles et non des considérations idéalistes, le nationalisme a fait, et probablement continuera de faire des progrès remarquables. Expérience américaine et expérience soviétique L'ASSIMILATIONimplacable des gro~pes ethniques résidant aux Etats-Unis est certainement un fait unique qui ne saurait invalider ces considérations générales et n'a aucun rapport avec la situation en Union soviétique. (Reste à savoir si la population américaine est ~éellement aussi assimilée et intégrée du point de vue culturel qu'on le suppose généralement.) Les neuf dixièmes des citoyens américains sont les descendants_ d'émigrants ayant volontairement coupé les racines qui les attachaient à leur pays natal et émigré aux Etats-Unis pour y commencer une vie entièrement nouvelle. De plus, et parce qu'un grand nombre d'entre .eux appartenaient à· des groupe~ déshérités dans leur_pays d'origine, lel,11'_.att~çhe:- ment à leur culture nationale était . très faible.~ · L'histoire de l'Amérique, c'est -la répudiation, à une échelle massive, d'une nationalité en faveur d'une nouvelle. Rien· de pareil en Russie. Les minorités nationales se composent avant tout de peuples qui

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