Le Contrat Social - anno VIII - n. 2 - mar.-apr. 1964

LES FORCES DU NATIONALISME EN U.R.S.S. par Richard Pipes IL FUT UN TEMPS, pas si éloigné, où le simple fait d'affirmer qu'il existait un « problème national» en Russie suscitait le scepticisme. Cette réaction était commune aux Russes émigrés avant la deuxième guerre mondiale et aux Américains au courant des questions russes. La majorité des émigrés russes se composait d'ex-aristocrates, d'anciens fonctionnaires et officiers qui niaient par principe l'existence de ce problème en raison d'un patriotisme mal compris, ou d'intellectuels des villes qui n'en avaient aucune expérience : pour eux, il y avait bien un problème agraire, un problème ouvrier, un problème constitutionnel et même un problème juif, mais pas de problème ukrainien ou musulman. Ils tendaient à n'envisager ces derniers que comme des spectres brandis par les propagandistes allemands et autrichiens durant la première guerre mondiale afin d'affaiblir et de démembrer l'Empire russe. L'attitude américaine s'inspirait - et continue de s'inspirer - d'autres considérations. Il existe, en premier lieu, l'attitude naïve qui consiste à prendre pour argent comptant l'affirmation soviétiqùe suivant laquelle l'abolition de la propriété privée des moyens de production et l'égalité garantie par la Constitution ont mis fin aux animosités et à la discrimination fondée sur la nationalité. Ce raisonnement s'appuie sur des hypothèses généralement fausses quant à la nature du nationalisme. Le nationalisme est-il réellement une « fonction » de l'économie ? Les garanties constitutionnelles assurent-elles vraiment l'égalité en Russie plus qu'elles ne le font aux Etats-Unis ? L'égalité, en la supposant réalisée, pourrait-elle neutraliser le nationalisme ? Ceux qui croient qu'on peut résoudre le problème des nationalités à l'aide de certaines manipulations posent rarement des questions de cet ordre. , L'attitude la plus factice et aussi la plus fréquente consiste à confondre plus ou moins consciemment les expériences soviétique et amériBiblioteca Gino Bianco caine en matière de minorités nationales. On suppose qu'en Russie comme aux Etats-Unis l'assimilation graduelle des minorités est progressiste aussi bien qu'inévitable : progressiste parce qu'elle tend à instaurer une véritable égalité, inévitable parce qu'elle est soutenue par une culture et une puissance économique de niveau supérieur. Un éminent juriste américain n'a-t-il pas été effaré de découvrir, en visitant l'Asie centrale soviétique, que les enfants autochtones fréquentaient des écoles distinctes de celles des petits Russes ? Des souvenirs encore vivaces permettent aux Américains d'identifier l'Ukraine à la Pennsylvanie et de comparer les Géorgiens avec les Gallois ou les Ecossais. Ce genre d'attitude n'a plus cours aujourd'hui, ou, tout au moins, il est moins fréquent qu'il y a dix ans. La question des nationalités en Union soviétique est généralement reconnue comme un problème indéniable. Mais si l'on veut obtenir plus que ce simple aveu, on découvre une répugnance prononcée à concéder que le problème est réellement important et permanent. Les hommes de bonne volonté sont opposés au nationalisme, responsable de tant de sang versé, de haine et de multiples formes de comportement irrationnel. Et parce que les hommes de bonne volonté - tout comme les autres - permettent si souvent à leurs désirs ·(ou à leurs craintes) de porter atteinte à leur jugement des faits, il leur arrive de penser que reconnaître l'existence d'une chose qu'on n'approuve pas équivaut à l'approuver: ils ont donc tendance à nier l'existence de ce qu'ils désapprouvent. Ainsi, tout en concédant que le problème des nationalités existe bien, ils se plaisent à croire qu'il disparaîtra tôt ou tard. Nationalisme et modernisation IL EXISTE à ce sujet, entre l'attitude d'un grand nombre de Soviétiques aussi bien que d'Américains, une ressemblance frappante. Lorsque la

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