96 fraîchement débarquées se laissaient contaminer par la mentalité colonialiste. Une commission dépêchée par Moscou admit que le pouvoir soviétique était gravement compromis par la persistance d'une « psychologie coloniale » qui, pour les musulmans, équivalait à « une continuation des activités de l'ancien gouvernement tsariste». Dans son programme· de « décolonisation», ladite commission recommandait de rendre les terres confisquées aux paysans musulmans, de désarmer tous les colons russes et d'expulser les Russes infectés de « mentalité colonialiste ». Les musulmans se virent accorder la majorité des postes au gouvernement de Tachkent, mais seulement trois sièges sur dix au comité du Parti pour le Turkestan 1 • Bientôt cependant, soutenue cette fois par les communistes russes locaux, la commission se brouilla avec les communistes musulmans, lesquels regimbaient devant les directives de Moscou prescrivant de « mener la lutte de classes » parmi les masses indigènes. Selon les communistes musulmans, le prolétariat indigène des pays coloniaux était trop faible pour diriger une révolution anticapitaliste : au stade initial de la décolonisation, seule était possible une révolution bourgeoise-nationaliste. Une nouvelle commission envoyée par Moscou ne réussit pas à trancher le débat : l'unique délégué musulman prit fait et cause pour ses coreligionnaires, alors que les trois délégués russes se rangeaient à l'avis des fonctionnaires russes. Malgré le chauvinisme manifeste de ces derniers - que· Lénine luimême n'ignorait pas, - le principe sacro-saint de la lutte des classes était trop enraciné dans l'esprit des dirigeants soviétiques pour être remis en question, quelles que soient les circonstances : les « colonialistes » eurent gain de cause et plusieurs fonctionnaires musulmans furent remplacés par des hommes plus dociles 2 • Entre-temps, Moscou avait décidé de liquider les monarchies quasi féodales qui survivaient à Khiva et Boukhara. En 1920, après une brève résistance, les deux protectorats furent occupés par les troupes russes et convertis en «républiques populaires », stade transitoire «sur la voie du socialisme » analogue à celui de l'Europe orientale après la deuxième guerre mondiale. Le pouvoir passa aux mains d'hommes de gauche de l'endroit, «jeunes-Khiviens » et «jeunes-Boukhares », tandis que les troupes russes veillaient au grain 3 • 1. G. Safarov : La Révolution coloniale (L'Expérience du Turkestan), Moscou 1921, pp. 78, 82-84, 86-87, 100 sqq.; V. I. Lénine : « Remarques sur le projet de commission du Turkestan », in Asie centrale et Kazakhstan, Tachkent 1960. 2. Lénine : « Remarques ... », ibid., pp. 571-72 ; cf. également Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay : Les Mouvements nationaux chez les musulmans de Russie. Le « su/tangalievisme » au Tatarstan, Paris-La Haye 1960, p. 138. 3. A. I. lchanov : La Fondation de la République populai're de Boukhara, Tachkent 1955; K. Moukhamedberdiev : Le Parti communiste en lutte pour la victoire de la révolution populaire au Khorezm, Achkhabad 1959. Biblioteca Gino Bianco L'EXPtRIENCE COMMUNISTE Révolte des << basmatchi » et grande épuration CEPENDANT, le régime soviétique russe de Tachkent se heurta très vite à deux difficultés majeures: d'abord, l'apparition du communisme national (de l'espèce appelée plus tard «titisme») à la fois à Khiva et à Boukhara ; ensuite la révolte des basmatchi qui s'étendit à toute la région. (Les basmatchi étaient des guérilleros nationalistes musulmans qui, appliquant le mot d'ordre : «Le Turkestan aux Turcs», combattaient les Russes depuis 1918.) Les musulmans étant généralement opposés aux Russes, les concepts de «révolution» et de « communisme » perdaient beaucoup de leur importance au Turkestan. Pendant quelques mois, Moscou toléra l'insubordination croissante de ses protégés de Khiva, mais dans la nuit du 15 mars 1921, le gouvernement communiste-nationaliste des « jeunes-Khiviens » fut déposé par les troupes russes. Dans l'épuration qui s'ensuivit, seuls six indigènes sur les 2.000 que comptait le Parti local conservèrent leur carte. La République populaire de Khiva fut rebaptisée « République soviétique de Khiva », ce qui laissait présager sa prochaine intégration à la Russie soviétique. A Boukhara, où la situation évoluait dans le même sens, la révolte nationaliste des musulmans força Moscou à plus de prudence. Sans subir le sort réservé à Khiva, le parti communiste de Boukhara fut placé sous la tutelle du P.C. russe. Cette mesure ne suffit cependant pas à freiner les tendances nationalistes parmi les communistes musulmans de l'ancien émirat. En février 1921, le chef du gouvernement de la République populaire de Boukhara passa aux basmatchi avec 600 hommes, en compagnie de ses commissaires à la Guerre et à l'Intérieur. A la fin de l'année, les rebelles comptaient 20.000 combattants assurés du soutien de la population indigène, et menaçaient gravement l'autorité russe dans la région. Aussi, au printemps de 1922, le gouvernement de Boukhara fut-il contraint de faire appel à l'aide militaire immédiate de la part de Moscou. La lutte entre basmatchi et troupes russes ne fut nullement une lutte entre communistes et anticommunistes, mais entre Russes et musulmans. En dépit de quelques alliances éphémères, dictées par l'opportunisme, conclues au début avec les groupes russes anticommunistes,· les basmatchi constituaient un mouvement indigène, purement musulman. Quant aux troupes soviétiques ·opposées aux basmatchi, c'étaient des unités métropolitaines essentiellement composées de Russes, avec quelques éléments ukrainiens et tatars. La proportion de soldats musulmans du .Turkestan dans les divisions d'Asie centrale de l'Armée rouge était minime, beaucoup plus faible que celle des musulmans dans l'armée française · pendant la guerre d'Algérie. En I 927, malgré un gros effort de recrutement, les Ouzbeks ne comptaient encore que pour moins de 5 % des
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