90 ...les biologistes soviétiques eurent tort de ne pas procéder à une analyse indispensable du contenu actuel de la théorie chromosomique et de ne pas tenir compte de l'immense documentation expérimentale réunie par les partisans de cette théorie. On ne fit aucune tentative pour trier cette documentation, pour y distinguer les faits réels des erreurs d'observation et pour donner à ces faits une interprétation juste. Au contraire, on rejeta en bloc toute cette documentation en la déclarant incompatible avec les fondements méthodologiques de la science soviétique. Pareille critique de la théorie chromosomique, critique qui ignore les faits et s'attaque en grande partie aux thèses périmées et depuis longtemps abandonnées par cette théorie elle-même, critique dans laquelle l'épithète infamante tient lieu de plus en plus souvent d'argument, ne peut guère contribuer à résoudre les questions litigieuses de la science 9 • La revue de l'Académie des sciences, Questions de philosophie, ouvrit une rubrique « Discussions et débats» où partisans et adversaires de Lyssenko rompaient des lances. Mais, sous le régime communiste, dès que les rênes paraissent moins fermement tenues, beaucoup de choses, déclarées taboues par le Parti, risquent d'être immédiatement remises en question. La discussion sur la génétique menaçait, elle aussi, de dépasser les limites permises. Nous avons déjà exposé ici même comment on y avait mis le holà 10 • Dès que Khrouchtchev, devenu l'autorité suprême après l'élimination du groupe « antiparti », se fut ouvertement rangé aux côtés de son ami Lyssenko, toute discussion devint impossible. La rubrique « Discussions et débats » disparut de la revue Questions de philosophie et pendant plus de trois ans un silence pudique cacha au grand public les différends entre savants soviétiques. Les Editions de l'Académie des sciences n'accordaient plus qu'une place infime aux ouvrages de génétique. Lyssenko, réélu le 8 avril 1961 à la présidence de la VASKhNIL, toujours directeur de l'Institut de génétique de l'Académie des sciences, paraissait pouvoir de nouveau régner sans conteste. Il disposait d'une revue, Agrobiologie, bien à lui et qui n'admettait que l'approbation de ses thèses. Une fois de plus fut confirmée la boutade des Moscovites: si, dans le monde entier, du choc des opinions jaillit la vérité, en U.R.S.S., une discussion, serait-elle de nature scientifique, ne permet que de préciser les noms des victimes parmi les opposants aux vues ratifiées par le Parti. Mais Khrouchtchev n'est pas Staline et l'hérétique n'est plus automatiquement proclamé « ennemi du peuple»; on ne lui inflige plus que des punitions relativement bénignes, telles que l'affectation à un établissement scientifique situé 9. Article de N. K. Tourbine, ibid., n° 2, fév. 1958. 10. Cf. nos articles : c Avatars de la biologie soviétique» et « Le retour de Lyssenko,, in Contrat social, mai 1959 et mars 1960. Biblioteca Gino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE à plusieurs milliers de kilomètres de Moscou, et l'on se contente de ne plus publier ses articles. Même pris directement à partie par Khrouchtchev, N. P. Doubinine n'avait pas à redouter le sort jadis réservé à Vavilov. De plus, il est heureux de constater que ni l'oppression sauvage de l'ère stalinienne ni la pression, moins asphyxiante, de Khrouchtchev, n'ont pu déraciner chez beaucoup de savants russes leur dévotion traditionnelle à la science et leur culte de la vérité, en dépit de la flagornerie envers le pouvoir imposée par le régime. La diatribe de Khrouchtchev n'a pas empêché l'Académie des sciences de maintenir Doubinine à sa filiale de Sibérie, en voie d'installation à Novosibirsk, où il continue de travailler avec un groupe d'élèves. Néanmoins, ces hérétiques étaient solidement muselés. Les Editions de l'Académie des sciences restaient fermées à tout ouvrage suspect d'antilyssenkovisme. Il fallait beaucoup d'astuce pour informer le public soviétique des progrès récents de la génétique occidentale. C'est sans doute uniquement grâce à ses relations de famille 11 que N. P. Doubinine réussit à faire paraître aux éditions Atome, à Moscou, deux ouvrages consacrés à ces progrès ; ces « Atomizdat » n'ont rien à voir avec la génétique et ne dépendent que des savants atomistes, physiciens et chimistes, c'est-àdire de gens qui jouissent en U.R.S.S. d'une situation tout à fait exceptionnelle, auxquels on accorde beaucoup d'indépendance et auxquels on passe beaucoup de choses 12 • Dans ce milieu, on n'a que mépris pour Lyssenko et ses façons dictatoriales. D'autre part, la Société moscovite des naturalistes, vieille association savante fondée en 1805, fière de ses traditions d'indépendance quelque peu frondeuse à l'égard de tout pouvoir, qu'il soit tsariste ou communiste, accueille dans son Bulletin ( série biologique) les articles non lyssenkovistes. Mais cette publication n'a qu'un auditoire très restreint et reste ignorée du grand public. Il semblait donc que Lyssenko pouvait tranquillement savourer son nouveau triomphe. Or, en 1962, tout fut de nouveau remis en question. Au LENDEMAIN de la session du Comité central de ·mars 1962, consacrée à l'agriculture, Lyssenko avait demandé à être libéré, pour raisons de santé, de ses fonctions de président de la VASKhNIL. Le 5 avril suivant, 11. Les Doubinine sont nombreux parmi les savants soviétiques. Par ex., Mikhaïl M. Doubinine est un éminent spécialist~ de chimie physique, membre du présidium de l'Académie des sciences et lauréat du prix Staline en 1942. 12. ·Cf. notre article in Contrat social, mars 1960.
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