Le Contrat Social - anno VIII - n. 1 - gen.-feb. 1964

60 Il fallait reproduire ce_slignes qui définissent avec une cruelle précision l'aspect essentiel de la crise actuelle de l'Europe. Vision sinistre, qu'achèvent de préciser les pages empruntées à une vingtaine d'écrivains également soucieux de dresser le diagnostic du malaise européen, et qui se partagent naturellement en médecins Tant-Pis et docteurs Tant-Mieux 2 • Ce sont ces derniers que rallie courageusement D. de Rougemont. Il entrevoit pour le salut de l'Europe l'ouverture d'une « ère de fédérations » qui conduirait, par l'union de la culture, à l'union politique; il la croit d'autant plus réalisable que tout n'en est pas à créer: les facteurs fondamentaux nous viennent, comme chacun sait, de la Bible, de la Grèce et de Rome, auxquels s'ajoutent les alluvions apportées au cours même de l'histoire : l'individualisme germanique, le libéralisme britannique, le rationalisme français, l'universalisation des procédés industriels. Enfin, s'appuyant sur une page de son compatriote Robert de Traz, D. de Rougemont conclut en proposant aux Européens cette formule d'action : « Faire l'Europe parce qu'il faut faire le monde, et parce que l'Europe seule, en faisant le monde, accomplirait sa propre vocation. » "* )f )f Nous en avons dit assez pour faire entrevoir l'intérêt de l'anthologie groupée par D. de Rougemont et la lucidité suggestivede ses commenta4'es ; nous ne pouvons cependant dissimuler que cette lecture si attachante nous laisse sous une impression d'inquiétude, disons mieux, d'inactualité. Au moment où Robert de Traz publiait le livre auquel, en dernière page, se réfère notre auteur 3 , le rédacteur du présent article se trouvait lui-même à Genève où il dirigeait le secrétariat d'une organisation internationale créée en vue de soutenir auprès de l'opinion mondiale l'activité de la Société des Nations. Celle-ci était alors en pleine euphorie : l'Allemagne venait d'y entrer, les accords de Locarno, qui invoquaient le pacte, avaient été signés, et le pacte Briand-Kellog, inspiré des mêmes principes, semblait offrir au monde de sérieuses chances de paix ; l' « esprit de Genève », célébré par de Traz, semblait vraiment animer les principaux leaders de la politique internationale. 2. Parmi les auteurs dont il est donné ici de larges extraits, mentionnons notamment : P. Valéry, A. Siegfried, K. Jaspers, Coudenhove-:((alergi, Spengler, de Reynold, de Madariaga, B. Croche, Husserl, A. Malraux, A. Toynbee, H. de Keyserling, Ortega y Gasset, E. R. Curtfos, J.-P. Sartre, A. Kœstler. On regrette de constater ici l'absence de deux noms : Gaston Riou (Europe, ma patrie, 19285 et Edouard Herriot (Europe, 1930). 3. L' Esprit de Genève, Paris 1929. .. Biblioteca Gino Bianco· LB CONTRAT SOCIAL Mais, depuis 1929, la physionomie politique · · du monde a singulièrement changé. La seconde guerre mondiale, que mentionne à peine D. de Rougemont, a déplacé les centres d'intérêt; l'Europe n'est plus le « petit cap de l'Asie » ironiquement défini par Paul Valéry ; en tant que partie du « monde libre», sa ·frontière n'est plus à l'Oural, ni sur le Niemen, ni sur l'Oder, mais plutôt sur la Seine; les avions soviétiques peuvent en moins d'une heure survoler Paris ·ouLondres; le Palais de l'Ariana, autrement vaste et somptueux que n'était en 1929 le modeste hôtel Wilson, n'est plus que le bureau européen de l'immense cage de verre aménagée par Rockefeller pour . abriter l'Organisation des Nations Unies, et celle-ci compte peu à côté du Pentagone, moins encore en face du Kremlin; c'est désormais à Washington, à Mosc~u, peut-être bientôt à • Pékin, que sont détenues les clés du temple de Janus. Quelles sont, dans ces conditions, les chances actuelles du fédéralisme ? Nulles assurément en Europe, tant que règne à l'Ely~ée le génie hautain et subtil qui, avec une fermeté déconcertante, conduit à sa manière les destins de la France. Ce n'est pas tout: une autre conséquence de la seconde guerre mondiale a été l'effondrement soudain du colonialisme. Il est possible d'ailleurs que l'Europe y trouve plus de profits que de pertes. En tout cas elle a vu surgir sur ses anciennes possessions une vingtaine au moins de jeunes Etats, ivres d'une indépendance acquise sans combat et dont le premier soin a été de se précipiter vers Manhattan pour s'inscrire comme membres de l'Organisation des Nations Unies où ils ont la fierté de siéger en souverains égaux à côté des quatre Grands. Leur faiblesse aurait pu, semblait-il, les inciter à se fédérer; il n'en a rien été; c'est en souverains qu'ils se sont rencontrés à Addis-Abéba. Quant au monde « arabe », la toute récente conférence, au Caire, de la Ligue, a manifesté une fois de plus l'impuissance de l'islam a s'unir · autrement qu'en attestations verbales. Est-'ce tout ? Non, et voici le plus grave. A un autre point de vue, non plus politique, mais largement humain, ou même plus simplement biologique, il semble décidément trop tard pour choisir Genève comme centre de perspective Pour tâter le pouls de l'humanité de nos jours, un observateur réaliste ne devrait pas s'installer sur les bords du Léman, mais, par exemple, à Hong Kong, unique porte de la Chine ouverte au trafic, occidental, ou dans les bas quartiers de Calcutta, ou dans les faubourgs de Djakarta. Il y saisirait sur le vif ce fait, dont le monde occidental n'a guère pris conscience que depuis une vingtaine d'années, à savoir que Malthus, qui avait tort quand il publiait en 1798 son Essai sur les principes de la population, se trouve avoir raison aujourd'hui : notre globe est dangereusement surpeuplé, la masse des produits alimentaires · croit ,moins vite que le nombre des naissances ;

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==