Le Contrat Social - anno VIII - n. 1 - gen.-feb. 1964

QUELQUES LIVRES Le xixe siècle, ou plus exactement les quelque cent années qui se sont écoulées entre la chute de Napoléon et la première guerre mondiale, ont marqué l'Europe d'un double signe : à l'intérieur, processus complémentaire de désintégration et de regroupement; à l'extérieur, extension au monde entier de la civilisation de type européen, achèvement de la conquête coloniale. 1 • De ces mouvements, le premier représente une extension sur le plan ethographique des principes de la Révolution de 1789. · Non contents de se voir reconnaître les droits du citoyen à la liberté politique, les peuples entendent se séparer ou se rejoindre selon leurs affinités, ethniques, linguistiques ou religieuses ; au nom de ces aspirations, la Grèce s'affranchit de l'Empire turc, la Belgique rompt avec les Pays-Bas, la Norvège avec la Suède, et la Hongrie devient autonome au sein de l'Empire bicéphale ; en revanche, les Italiens et les Allemands réalisent leur unité politique. Ces aspirations, à la fois contradictoires et complémentaires, ont suscité l'efflorescence d'une immense littérature, dans laquelle la poésie joue un rôle extraordinairement brillant d'avantgarde combattante. Il nous suffira ici de rappeler avec notre auteur les noms de Heine, de Petœfi, de Mickiewicz, de Gioberti, de Lamartine, de Hugo, de Cortès, de Cattaneo et de Mazzini, en regrettant seulement de ne pas voir mentionner ceux de Byron, de Casimir Delavigne et de Pierre Lebrun pour la France, de List pour l'Allemagne, et d'une demi-douzaine au moins de chantres du Risorgimento. Les philosophes ne sont pas moins à l'écoute des revendications nationalitaires : Proudhon et Frantz suggèrent des solutions modérées offertes par le / édéralisme, et D. de Rougemont ne manque pas de citer de larges extraits des pages dans lesquelles Renan, avec une maîtrise incomparable, définit les éléments psychologiques et moraux de la nation. Mais Nietzsche aperçoit les dangers du nationalisme ; les peuples, repliés sur eux-mêmes dans la sécurité d'une culture brillante, ne risquent-ils pas de souffrir d'une « maladie de la volonté» ; serontils capables de résister aux assauts que ce penseur prévoit de la semi-barbarie du grand peuple de l'Est ? De l'expansion outre-mer de la civilisation européenne, D. de Rougemont ne dit mot ; peut-être a-t-il raison en ce sens que l'aventure coloniale offre peu de textes dignes de figurer dans son anthologie. La bourgeoisie abandonnait les colonies aux missionnaires, aux soldats, aux commerçants ; pour le citoyen moyen de la métropole, l'Algérie, c'étaient de simples « départements» où d'autres Français organisaient à leur seul profit un mode de vie identique à celui du continent, laissant plusieurs millions de musulmans à leur misère et à leur fatalisme paresseux; de ceux-ci les littérateurs ne s'occupaient guère. En somme, ni la France, ni, semblet-il, l'Allemagne, n'ont produit l'équivalent d'un Kipling. Biblioteca Gino Bianco 59 La guerre de 1914-1918 signifia brutalement le déclin de l'Europe. Née de compétitions purement européennes, elle affecta bientôt un caractère mondial ; le Japon et la Chine y furent entraînés et elle ne put être menée à terme que grâce au concours du Commonwealth britannique, enfin par l'intervention décisive des Etats-Unis. Quelles conclusions en ont tirées les auteurs des traités de 1918 ? A en croire Denis de Rougemont, la fatale erreur de ceux-ci fut, au lieu d'envisager l'organisation de la paix à l'échelle mondiale de reve?îr l?~rement ,et simple~ent au princip~ des nattonalites cher a la conscience européenne. En 1914, l'Europe comptait déjà vingt nations souveraines ; après les traités de 1919, elle en compta trente et une; l'anarchie internationale s'en. trouvait dangereusement aggravée. Mais il aurait fallu rappeler qu'un autre principe américain celui-là, avait été reconnu, destiné précisément à neutraliser les antagonismes inévitables des Etats souverains, car Wilson avait obtenu, malgré les résistances de Clemenceau et de Lloyd George, la création de la Société des Nations. Mais l'attelage était mal équilibré, les souverains ru~rent da_nsles brancards et l'organisation genevoise fut incapable de les remettre au pas. Suivirent pour l'Europe vingt années de vie inquiète, dont les prophètes du temps dénoncèrent à l'envi les périls et dont notre auteur cite des pages saisissantes sous les signatures, notamment, de Spengler, de Paul Valéry, de Miguel de Unamuno, d'Ortega y Gasset, de Benda, et déjà Briand, président du Conseil français, prononçait devant l'assemblée de la Société des Nations un discours retentissant, invitant les peuples européens à nouer entre eux « une sorte de lien fédéral» (1929). * )(- )(- Les premières pages du dernier chapitre nous déçoivent un moment. Les précédents suivaient l'Europe tout au long de son évolution historique · celui-ci se tourne d'emblée vers l'avenir et annone~ « }' ère d~s fédérations » ; aucune mention expresse n est faite de la seconde guerre mondiale et de l'effroyable rétrécissement que, malgré la victoire de ses armes, l'Europe s'est vu infliger sur le plan géographique, politique et économique. Il faut arriver à une page de Denis de Rougemont lui-même, que nous lui· savons gré d'avoir emP:untée à. son livre : L' Esprit européen » ( 1949), ou nous hsons notamment : L'Europe a dominé le monde pendant des siècles par sa culture d'abord dès le Moyen Age, par sa curiosité et son commerce à l'époque des grandes découvertes, par ses armes et son art de la guerre mis au service tantôt d~. la rapacit~. de telle nation ou de tel prince, tantôt d idéa~ co"!t~gieux {. enfin par ses machines et ses capitaux. Mais v01c1que 1 Amérique et la Russie viennent de lui ravir coup sur coup les machines et les capitaux les idéaux contagieux et les armes, le grand commerc~ et jusqu'à la curiosité de la planète. Tout cela dans l'espace de trente ans et sans retour possible à vues humaines. Que nous reste-t-il donc en propre?

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