58 Ainsi, diverses fées avaient entouré le berceau de l'Europe naissante, le mythe, la fable, l' ethnographie, la religion, la politique ; désormais la politique l'emportera. Aussi nous est-il possible de suivre plus rapidement D. de Rougemont au long de son itinéraire. Le problème est en somme le suivant : l'Europe ayant pris conscience de son unité, mais aussi de sa diversité, quel système d'organisation politique sera le plus propre pour assurer son indépendance à l'égard des menaces du dehors et sa cohérence compromise par ses divisions internes ? La première étape de cette aventure de six siècles est nettement marquée par la laïcisation de l'idée d'Europe ; certes l'Europe demeure chrétienne et les papes, durant trois siècles encore, ne cesseront d'appeler les souverains à la croisade contre les infidèles, mais ·ils prêchent dans le désert et si, après ses échecs devant Vienne et à Lépante, le Turc est définitivement confiné dans les Balkans, le Vatican n'est pour rien dans cette victoire de la chrétienté. Autre trait de cette laïcisation: une opinion européenne commence à se former dans des milieux qui ne sont pas ceux des clercs ; des poètes tels que Dante et Pétrarque, un juriste tel que Pierre Dubois, un industriel tel qu'Antoine Marini s'interrogent sur les moyens d'assurer à l'Europe paix et sécurité : monarchie unique, fédération, traités de garantie mutuelle ? Les clercs, sans doute, ne manquent pas de s'intéresser à la chose publique, mais, tel Aeneas Silvius, dans un esprit purement humaniste. Le recul de la féodalité au profit d'Etats moins nombreux et plus forts, la découverte du Nouveau Monde et la division de l'Europe en catholiques et réformés ne pouvaient manquer de stimuler_ la réflexion sur les problèmes politiques. Aussi le xv1esiècle a.,-t-ilvu surgir une floraison de théories d'un extraordinaire intérêt; de grands noms s'imposent à l'historien de cette tumultueuse période : Vitoria, Jean Bodin, Erasme, Machia-- vel, Vivès, de Lannoue, Guillaume Postel et un Allemand que notre auteur nous révèle, Gaspard Peucer. L'apaisement relatif des passions politiques a permis au xvne siècle de produire dans ce domaine de grandes œuvres d'un caractère plus serein et plus constructif, Le Nouveau Cynée d'Emeric de Crucé, le Grand Dessein de Sully, l' Essay de William Penn, la Paix perpétuelle de l'abbé de Saint-Pierre. De larges extraits nous permettent d'apprécier la hardiesse et l'ingéniosité de ces bons artisans de la lutte contre la guerre. Du xv111esièéle, qui fut par excellence « l'ère des philosophes», D. de Rougemont dit qu'il ouvre sur l'Europe des « perspectives élargies ». Citant une très belle page de· Paul Hazard, il montre que l'Europe se «·découvre elle-même » ; elle set prise de la fringale des voyages ; Anglais, Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Allemands, Français, Italiens se visitent mutuellement, moins pour les affaires que par simple curiosité ; les savants échangent des lettres entre eux ; des académies se fondent, où sont appelés à siéger des écrivains étrangers ; ainsi prend figure cette « République des Lettres » dont la langue est le français qui a pris la relève du latin. Qu'importent les divergences religieuses... Les touristes venus des quatre points de l'horizon européen découvrent partout les mêmes modes, les mêmes goûts littéraires et artistiques ; dès lors, les grands -noms et les beaux textes abondent sous la plume de notre auteur, Leibniz, Montesquieu, Voltaire, J.- J. Rousseau, Galiani, Rivarol; enfin, les preillÎ.ersthéoriciens du progrès, Turgot, Robertson, Gibbon, Condorcet, Volney, Wieland. Une lacune cependant : on s'attendait à lire dans cette anthologie le nom du président de Brosses. * ,,.. ,,.. La secousse sismique de I 789 ne pouvait que porter un coup brutal à l'optimisme confiant de « l'ère des Lumières ». L'effet le plus clair de ce cataclysme fut de décontenancer la plupart des esprits et de susciter une prolifération extraordinairement confuse des thèses les plus diverses. Pacifique d'intentions à ses débuts, la Révolution française dut, pour se défendre, faire « la guerre aux rois » et se donna bonne conscience en annonçant qu'elle apportait aux peuples opprimés la révélation des Droits de l'homme. Qu'en pensaient les publicistes ? Les pessimistes reconnaissaient sans déplaisir la guerre comme un châtiment de Dieu (Joseph de Maistre) ou comme une fatalité du développement historique (Hegel), ou professaient un nationalisme agressif (Fichte). Ceux qu'épouvantaient les excès de la Révolution se tournaient avec nostalgie vers le passé : les romantiques allemands, Novalis, Gœrres, Friedrich von Schlegel, rêvaient d'une restauration de la chrétienté médiévale sous l'égide de la papauté. Un · romantique français, Henri de Saint-Simon, également soucieux de subordonner la direction des affaires publiques à une autorité spirituelle, mais conscient aussi de l'importance· de la révolution industrielle, préconisait la « réorganisation de la Société européenne » sous la direction d'un conseil de savants et d'ingénieurs. Un sage, Kant, acceptant les conquêtes essentielles de la Révolution française, proposait de les prolonger en établissant entre les nations, groupées en Vœlkerbund, un régime de droit universel susceptible d'assurer le maintien de la paix. En' Angleterre, Bentham proposait presque dans lès mêmes termes «l'institution d'une Cour de Justice commune pour régler les différends entre nations». Plus prudent, Gentz attendait davantage d'un sage «équilibre» institué par les traités entre les nations européennes. Enfin, les derniers tenants de l'humanisme, Madame _de Staël et Gœthe, se consolaient des maux du présent . en espérant que survivrait au moins la communauté moralè des artisans des œuvres de l'esprit.
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