QllELQUES LIVRES - · L'aventure européenne L'OUVRAGE de Denis de Rougemont : Vingt:.. huit sièclesd'Europe 1 , n'est déjà plus d'hier, mais il offre au lecteur inquiet de la complexité politique du monde actuel une telle richesse d'information, qu'il mérite toujours d'être consulté et médité. Fixons d'abord notre attention sur le soustitre : La conscienceeuropéenne à travers les textes, d'Hésiode à nos jours. On pressent dès l'abord le caractère de l'ouvrage : ce sera une vaste antho_. logie largement commentée ; le plus souvent, les textes déborderont le commentaire, mai~ celui-ci sera perspicace et éclairant et permettra_ au lecteur de circuler avec aisance à travers cette foule de témoignages ou d'opinions, d'en admirer la variété et d'en discerner même les divergences, voire les contradictions. Parmi les textes cités, bon nombre sont de vieilles connaissances devant lesquelles le lecteur cultivé sera heureux de tirer un coup de chapeau familier; d'autres, on en avait entendu parler, sans avoir eu l'occasion de les lire ; beaucoup enfin sont de véritables révélations, précieuses trouvailles dues au flair de l'infatigable fouilleur de bibliothèques qu'est Denis de Rougemont. La révélation apparaît dès les premières pages. Un bon élève de première classique a des chances de savoir que le nom de la nymphe Europe se trouve pour la première fois chez Hésiode, au 1er siècle avant notre ère, .et qu'Hérodote soupçonne l'origine asiatique de ce nom ; mais combien de lettrés ont eu la chance, que leur procure notre auteur~de lire la délicieuse idylle du poète alexandrin du ne siècle avant J.-C., Moschos, où apparaît déjà avec une parfaite netteté l'opposition de l'Europe et de l'Asie ? Après quoi on relit avec plaisir l'ode où Horace annonce à Europe, alors tenue pour crétoise, qu'une partie du monde portera son nom. Vers la même époque, la notion géographique d'Europe . paraî! assez bien déterminée avec Strabon, qw la situe · du Phase, le Rioni actuel, aux Colonnes d'Hercule. Mais cette notion territoriale intéressait beaucoup moins les penseurs de l'Antiquité que les différences morales qu'ils croyaient apercev?ir entre les peuples d'Asie et ceux d'Europe ; Hippocrate (ve siècle) et Aristote (ive siècle) s'accordaient pour opposer la pusillanimité ou la passivité de~ Asiatiques exposés ainsi par la nature même a l'esclavage: au courage et à . l'esp!it d'initiative des Européens, arde11:ts~ue~riers,.mventeurs des arts et promoteurs "d'institutions libres. Ce contraste devait s'atténuer sous la puissante influence de l'Empire romain qui étendit à tous les peuples riverains d~ la Mé~terr~ée la ~rotection d'un même droit, les tresors d une meme civilisation et, bientôt, avec la diffusion du ,chri~- tianisme, l'esprit d'une même communaute rehI. Paris 1961, Payot éd., 427 PP· Biblioteca Gino Bianco. 57 gieuse. Or, ce dernier facteur est d'une telle importance que, chez les écrivains · du haut Moyen Age, par exemple chez Isidore de Séville, le terme européen apparaît ~omm<!équivalent à celui de chrétien. De Charlemagne, notre auteur ne parle guère; il rappelle à peine que ce grand politique rêvait de reconstituer l'Empire .romain ; or, c'est en vertu de cette ambition que Charlemagne réussit à constituer l'Europe centrale en une entité politico-chrétienne (faisant d'autorité baptiser d'un seul coup cinquante mille Saxons), et mérita d'être appelé par Angilbert pater Europœ. Mais l'Empire carolingien devait vite s'effondrer, et commence alors ce que D. de Rougemont définit « l'éclipse médiévale » de la conscience européenne. Eclipse ? L'expression n'est-elle pas· excessive ? L'auteur n'accorde que quelques ligne_saux Croisades qui procèdent, à ses yeux, d'un souci plus chrétien qu'européen. N'aurait-il pas lu le livre de René Grousset : L' Epopée des Croisades, dont le premier chapitre est intitulé : « Le pape défenseur de l'Europe, Urbain II» ? Dans les pages qui suivent, Grousset expose de manière précise les raisons, religieuses sans doute, mais nettement politiques aussi, des Croisades. A ce moment la reconquista espagnole vient d'affirmer ses premiers succès ; Urbain II y a contribué lui-même en lançant sur les· routes d'Espagne des chevaliers du midi -de la France; _ il s'agissait maintenant, poursuit Grousset, d' « étendre à l'Orient la délivrance commencée à l'Occident extrême». Or le temps pressait. En Orient, les Arabes avaient été pour les chrétiens des adversaires relativement tolérants et courtois ; mais voici que du Turkestan se ruent d'autres musulmans fanatiques et belliqueux, le~ Turcs ; ils conquièrent rapidement toute l'Asie mineure ; en vain l'empereur Diogène Romain, qui venait de monter sur le trône de Byzance, tente-t-il d'enrayer cette invasion . et d'arracher l'Arménie aux Turcs ; le 19 août 1071, il subit à Malazgerd une défaite écrasante et ce. fut un général byzantin qui sollicita l'alliance du vainqueur et l'installa à Nicée, en face de Constantinople. L'Europe était directement menacée. Ainsi, quand Urbain II, au concile de Clermont, le 27 novembre 1095, appela la chrétienté à la défense de la foi contre les infidèles, c'était en même temps, selon Grousset, « l'appel du véritable héritier des empereurs romains à la défense d~ l'Occident, de la plus haute autorité européenne, à la sauvegarde de l'Europe contre les conquérants asiatiques, successeurs d'Attila et précurseurs de Mahomet II ». Il est fort possible que le terme Europe n'ait pas figuré dans les messages d'Urbain II ou dans les sermons des prédicateurs des diverses Croisades ; mais, en pareille matière, le vocabulaire importe moins que la réalité historique, à savoir que si les Croisades ont finalement échoué dans leur intention religieuse, elles ont retardé de plus de trois siècles la catastrophe qui aboutit à la transformation en mosquée de la basilique de Sainte-Sophie.
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