54 ON REGRETTE que les éditeurs - qui s'en sont excusés - n'aient pas publié à la suite de ce pamphlet les réponses des personnalités mises en cause, notamment Bakounine et James Guillaume 3 • Une future édition critique, que nous attendons désormais des éditeurs, ne pourra pas se borner à recueillir les textes officiels,mais devra réserver une large place aux articles, lettres et discours émanant des membres de l'Internationale et qui sont partie intégrante, partie peutêtre la plus vivante, des manifestations de l'Association. En attendant cette publication, qui permettrait seule une histoire vraiment objective de l'Internationale, on peut relire dans les deux volumes parus les comptes rendus des congrès. Marx, comme le rappelle M. Jacques Freymond dans sa préface, avait dit de l'Internationale qu'elle « a été fondée pour mettre à la place des sectes socialistes l'organisation réelle de la classe ouvrière ». La lecture des actes des quatre premiers congrès, de 1866 à 1869, montre que durant ces années l'Internationale a cherché à exprimer le mouvement réel de la classe ouvrière dans les différentes nations européennes. Derrière certaines controverses d'idées, les situations, et par conséquent les préoccupations propres à chaque pays, se distinguent des généralités humanitaires. C'est ainsi que l'individualisme du paysan français se reflète dans l'opposition proudhonienne aux thèses collectivistes des ouvriers jurassiens ou belges. Les trade-unionistes anglais, dont Marx se sert comme une masse de manœuvre passive po~r enlever les votes, sont en fait indifférents aux recherches idéologiques des ouvriers du continent. Ceux de France appartiennent d'abord à cette élite d'artisans et d'ouvriers d'art qui ont fait des « capacités politiques » de Proudhon leur Bible sociale. Ils sont pour « la femme au foyer », se méfient des intellectuels et des politiciens - d'où la prudence de Marx qui n'assista jamais à ces congrès. Mais la composition des sections françaises se modifie par l'afflux qu'amènent les nombreux et violents conflits du travail et l'influence croissante des révolutionnaires, blanquistes ou socialistes. Les sectes socialistes que condamnait Marx, dans la mesure où elles divergeaient de ses propres conceptions, utilisent à leur profit l'immense prestige de l'Internationale auprès des masses souffrantes. Par une pente naturelle, à la veille de la guerre franco-allemande, l'Internationale tend à devenir un champ clos où s'affrontent, avec des nuances · intermédiaires, deux grandes tendances : celle des marxistes, blanquistes et jacobins, favorables à la conquête du pouvoir politique et à la création d'un Etat révolutionnaire plus ou moins dictatorial; celle des anarchistes, disciples de Bakou3. Quelques-unes figurent-. dans les souvenirs de James Guillaume (Paris, 190.7-10), aujourd'hui à peu près introuvables. Biblioteca Gino Bianco· LE CONTRAT SOCIAL nine ou des collectivistes, inspirés par César De Paepe, lesquels, hostiles à un Etat centralisé, sont en fait ou en théorie des fédéralistes. Pour les premiers, l'Internationale doit être centra- . lisée et le Conseil général doit exercer une vraie· · · tutelle sur les sections.Pour les seconds,les sections doivent être autonomes et le Conseil général doit · se contenter d'être un agent de liaison entre elles.• En outre, collectivistes et anarchistes rattachent. leurs propositions économiques à celles de Proudhon : crédit gratuit, banque du peuple, échange égal « dans la réciprocité et la justice », etc., y ajoutant la suppression ou la modification de l'héritage et la nationalisation de la rente foncière et des monopoles capitalistes. La plupart de ces propositions excitent les sarcasmes de Marx qui y retrouve ce qu'il nomme les «vieilles panacées proudhoniennes» ou «saint-simoniennes». .. Parmi ceux qui devaient rompre avec Marx, on trouve un souci aigu d'atteindre, derrière les formules révolutionnaires, à une égalité sociale véritable. C'est ainsi qu'au congrès de Lausanne ( 1867) César De Paepe se demande : «Les efforts tentés aujourd'hui par les associations pour l'émancipation du quatrième état [la classe ouvrière] ne peuvent-ils avoir pour résultat la création d'un cinquième état, dont la situation serait beaucoup plus misérable encore ? » (1, p. 126.) A plus forte raison, la plupart pensent qu'un pouvoir politique, si révolutionnaire soit-il dans ses décrets, serait un nouvel exploiteur pour la classe ouvrière. En ce sens, la critique de Bakounine et des collectivistes belges reste singulièrement actuelle. N'est-ce pas au nom du «socialisme» que les peuples des pays totalitaires sont de nos jours si durement opprimés ? En 1870, la scission commence dans la Fédération romande entre genevois et jurassiens. La conférence de Londres (septembre 1871), convoquée par le Conseil général, où peu de fédérations et de sections sont représentées, où les participants sont simplement cooptés, pose les jalons de cette scission. Le Conseil général s'arroge le droit de suspendre des fédérations nationales et de contrôler les opinions des sections ou des membres. Le congrès de La Haye, l'année suivante, achève cette œuvre d'autodestruction. Le grand problème de ce congrès n'est pas l'élaboration d'un programme, mais le décompte des mandats, plus ou moins fictifs 4 , qui écraseront la minorité bakouniniste. Les «marxistes » ou soi-disant tels réunissent une majorité occasionnelle. Le lendemain, cette majorité se désagrège : les trade;unionistes se retirent dans let1r île ; les blanquistes créent une nouvelle fraction, socialiste et athée; les fidèles de Marx s'écartent de lui. Quant au Conseil général, transféré à New York, son existence devient mythique ; d'autre part, les collectivistes belges refusent d'obéir aux décisions du congrès, etc. 4 Les sections allemandes ayant envoyé des « délégués » étaient en fait inexistantes.
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