K. PAPAIOANNOU exemple la propriété privée 36 • » Les économistes bourgeois, qui ne connaissent qu'une seule forme de propriété : la propriété privée, insinuent sous main que la propriété privée est une condition nécessaire et éternelle de la production ; leur but « plus ou moins conscient » est d'ériger les « rapports bourgeois » au rang de « lois naturelles, immuables de la société in abstracto». C'est une erreur symétrique que commettent « plus ou moins consciemment» les «marxistes orthodoxes » : en ramenant la propriété de classe à la seule propriété privée, ils insinuent sous main qu'il suffit de supprimer la propriété privée des moyens de production pour abolir les classes et l'exploitation. Comme le dit Raymond Aron, « la classe est définie de telle sorte qu'elle ne puisse survivre à la propriété privée » 3 7 • Pourtant la propriété privée des moyens de production n'est qu'une espèce de propriété de classe qui n'a pu apparaître dans sa «pureté» qu'après une longue évolution historique : Chez les peuples issus du Moyen Age, la propriété tribale a évolué en passant par des stades différents - propriété foncière féodale, propriété mobilière corporative, capital de manufacture - jusqu'au capital moderne qui représente la propriété privée à l'état pur, dépouillée de toute apparence de communauté et ayant exclu toute action de l'Etat sur le développement de la propriété 38 • Tout autres étaient les conditions de propriété dans le « mode de production asiatique », à l'aurore de l'histoire : dans ces sociétés agraires où l'Etat est « le principal propriétaire foncier », « le principal détenteur du surproduit», « le terme même de propriétaire privé du sol n'existe pas dans les langues » 3 9 - ce qui ne signifie nullement que ces despotismes « fondés sur l'esclavage universel » ignoraient les classes et l'exploitation de l'homme par l'homme. De toute évidence, le régime de la propriété ne dévoile qu'indirectement la structure ·de classe et le «secret intime» de l'ordre existant. Ce n'est pas en se demandant : Qu'est-ce que la propriété? qu'on arrivera au fond du problème. Ce fut précisément l'erreur de Proudhon lorsqu'il se proposa d'étudier les rapports de la propriété moderne bourgeoise : A la demande : quels étaient ces rapports ? on ne pouvait répondre que par une analyse critique de l'économie politique, embrassant l'ensemble de ces rapports de propriété, non pas dans leur expression juridique de rapports de volonté, mais dans leur forme réelle de rapports de la production matérielle. Comme Pr<;>udho1?- subordonne l'ensemble de ces rapports éconormques a la notion juridique· de la propriété, il ne pouvait aller au-delà de la réponse donnée déjà par Brissot avant 1789 dans les mêmes termes: « La propriété c'est le vol » 40 • 36. Marx : Zur Kritik ..., pp,.. 240-41 (pp. 311-13). 37. R. Aron : Le Grand Schisme, Paris 1948, p. 133. 38. D.I., p. 61 (VI, 245-46). 39. Engels : Anti-Dühring, p. 215 (p. 209). 40. Cf. Misère de la philosophie, p. 139. Biblioteca Gino Bianco 29 Lorsque nous apprenons par les inscriptions de la XIXe dynastie que la divine trinité AmonRâ et Phtah possédait 15 % des terres ainsi que « 109 villes, plus un demi-million de têtes de bétail, 88 navires et 53 chantiers de constructions navales » et qu' Amon thébain s'était réservé « 17 fois plus d'argent, 21 fois plus de cuivre, 7 fois plus de bétail, 9 fois plus de vin, 10 fois plus de navires que tous les autres dieux » 41 , nous ne pensons pas que la classe dirigeante était constituée par Amon-Râ et Phtah, mais nous posons les mêmes questions que nous adressons aux abstractions hypostasiées qui président aux diverses « nationalisations » et « socialisations » dans notre monde moderne et « désacralisé ». Quels sont les groupes qui incarnent ces impérieuses divinités? Commentfonctionnentils? Et tout d'abord, d'où vient leur pouvoir? Or c'est ici que les réponses du marxisme commencent à s'embrouiller. Questions de généalogie UN PASSAGE de Misère de la philosophie (p. 107) permet d'entrevoir la manière dont Marx a compris la toute-puissance de la « loi de la division du travail » : Sous le régime patriarcal, sous le régime des castes, sous le régime féodal et corporatif, il y avait division du travail dans la société tout entière selon des règles fixes. Ces règles ont-elles été établies par un législateur ? Non. Nées primitivement des conditions de la production matérielle, elles n'ont été érigées en lois que bien plus tard. C'est ainsi que ces diverses formes de la division du travail devinrent autant de bases de l'organisation sociale. Une telle conception, qui fait dériver les classes des divisions fonctionnelles de la collectivité productive, est incontestablement vraie en ce qui concerne les classes bourgeoises. Mais le régime patriarcal? Engels lui-même n'a eu aucun mal à convenir que ce qui compte « à ce stade », c'est moins le « mode de production » que la persistance ou la dissolution des « vieux liens de consanguinité» 42 • Et Marx lui-même propose une interprétation de l'avènement de la féodalité occidentale qui tranche sur les formules usuelles du matérialisme historique et pourrait même servir d'introduction à la théorie moderne de l' « appareil » : L'origine de la féodalité se trouve dans l'organisation interne de l'armée conquérante telle qu'elle s'est développée pendant la conquête même 43 • Il faut distinguer deux moments décisifs dans le processus de féodalisation : d'abord, la structure interne de l'appareil militaire (le système des suites militaires) ; ensuite, les conditions économiques existantes. Car « cette organisation (à 41. A. Moret : Histoire de l'Orient, II, P.U.F., 1936: pp. 589-90. 42. Lettre à Marx du 8-12-1882. 43. D.I., p. 64 (VI, 238).
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