Le Contrat Social - anno VIII - n. 1 - gen.-feb. 1964

K. PAPAIOANNOU complète « sans qu'il existe une quelconque absurdité (non-sens) politique ou religieuse qui relierait les hommes entre eux d'une façon supplémentaire ». On touche ici au vif de l'« illusion perspectiviste » qui est à la base de la « conception matérialiste de l'histoire » : Marx construit l'« état social» primitif en projetant les expériences les plus récentes (et les plus incertaines) du libéralisme européen. On pourrait objecter à Marx que l'on ne peut isoler les « rapports matériels » économico-sexuels des « absurdités » magiques, mythiques., religieuses dont ils sont imprégnés ; bref., que cette sorte d' « anatomie » de la société civile primitive passe à côté des critères essentiels à la compréhension des sociétés archaïques. On pourrait remarquer., avec Raymond Aron., que cc les croyances relatives aux plantes, aux animaux et aux dieux., tout autant que la structure de la famille et de l'Etat, influent sur les forces et les rapports de production » 20 • Mais Marx oppose un non catégorique à cette cc conception idéologique de l'histoire » qui ne sait pas distinguer entre ce que les hommes prétendent être et ce qu'ils sont en réalité. Toute subjectivité lui apparaît créatrice d'illusions à dénoncer et à dissiper, et elle-même comme illusoire puisque les analyses « objectives » peuvent aboutir à une exploration intégrale du fait humain. Dans l'histoire, il s'agit uniquement du «processus vital d'individus déterminés., non point tels qu'ils peuvent apparaître dans leur propre imagination ou dans celle des autres, mais tels qu'ils sont réellement., c'est-à-dire tels qu'ils agissent et produisent matériellement». Aussi bien, décidé à ne pas tenir compte de « ce que les hommes disent., s'imaginent, se représentent», et profondément persuadé d'être le seul à posséder le secret de leur existence, c'est-à-dire de savoir « ce qu'ils sont réellement», Marx n'a aucun mal à déceler dans la structure même de la société primitive les archétypes de la « laïcité » et du « laissezfaire» dont il était question dans les clubs extrémistes de son temps. «Transporter dans les siècles reculés toutes les idées du siècle où on vit, c~est des sources de l'erreur celle qui est la plus féconde» : cet avertissement de Montesquieu est resté pour Marx lettre morte. Il a voulu «rendre modernes les siècles passés » : c'est de cette illusion perspectiviste que découle l'idée exclusive qu'il s'est faite du rôle de la division du travail dans la formation des classes. La division du travail POUR LE MARXISME, les classes se forment spontanément, « nécessairement et indépendamment de la volonté des hommes»., indépendam20. Raymond Aron: L'Opium des intellectuels, Paris 1955, p. 161. BibliotecaGino Bianco 27 ment de l'Etat ou de tout autre groupement extérieur à l'ordre économique. En fonction du progrès technique, des formes de division du travail apparaissent qui suscitent chaque fois des rapports déterminés de commandement économique, de sujétion des travailleurs, de répartition inégale des tâches et des produits. Ainsi se forment ces « rapports de production et de répartition »dont dérivent tous les rapports de propriété, de pouvoir et de prestige qui achèvent de donner à la société son aspect hiérarchisé et stratifié. « C'est donc la loi de la division du travail [et non la propriété privée, comme feignent de le croire les progressistes] qui gît au fond de la division de la société en classes » antagoniques 21 • La division du travail en travail de direction et en travail d'exécution, donc la distinction entre sujets et objets de l'économie est à l'origine de « toutes les contradictions » 22 • Or la configuration historique de la division du travail dépend chaque fois de l'état où se trouvent les forces productives (la terre, les instruments de production, les producteurs eux-mêmes). D'une manière générale, « les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives » 23 , mais un examen plus approfondi montre que ces rapports sociaux « que les producteurs contractent entre eux » s'ordonnent << suivant le caractère des moyens de production » 24 : l'origine et le fondement du pouvoir de la classe dominante, il faut chaque fois les chercher dans la relation de causalité ou de solidarité qui s'établit entre le degré du développement technique et la division du travail. En effet, « ce qui distingue une époque déterminée d'une autre, c'est moins ce qu'on fabrique que la manière de fabriquer, les moyens de travail par lesquels on fabrique. Les moyens de travail ne sont pas seulement les gradimètres du développement des travailleurs ; ils sont aussi les indices des rapports sociaux dans lesquels le travail est effectué 25 • » Parmi ces moyens de travail, il faut compter en premier lieu la terre, mais c'est surtout l'œuvre propre de l'homme, la technologie, qui «met à nu le mode d'action de l'homme vis-à-vis de la nature, le processus de production de sa vie matérielle et, par conséquent, l'origine des rapports sociaux et des idées ou conceptions intellectuelles qui en découlent » 26 • La technologie n'est pas seulement un« indice» du développement économique ; elle est aussi à l'« origine » des rapports sociaux. L'industrie est le « lieu de naissance de l'histoire » 27 en ce qu'elle façonne les formes spécifiquesde la division du travail, lesquelles déterminent à leur tour les ,c rapports de production» ·et la hiérarchie des 21. Engels : Anti-Dühring, p. 349 (Ed. soc., p. 321). 22. D.I., p. 29 (VI, 172). 23. Misère de la philosophie, p. 88. 24. Marx : Travail salarié et capital, Ed. sociales, pp. 28-29. 25. Kapital, I, p. 188 (1, 182-83). 26. Ibid., I, p. 389 (Il, 59). 27. Die Heilige Familie, p. 286.

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