Le Contrat Social - anno VIII - n. 1 - gen.-feb. 1964

K. PAPAIOANNOU des moyens d'expression et d'interprétation des valeurs et des représentations collectives, des moyens de coercition ou des moyens de production équivaut à une monopolisation du pouvoir social : l'histoire des classes sacerdotales, des classes féodales et bureaucratiques et des classes bourgeoises offre une multitude d'exemples à l'appui de cette thèse. Il importe donc, pour comprendre la structure profonde d'une société donnée, de distinguer rigoureusement entre ces trois sources du pouvoir social. Bien entendu, dans leur exercice réel, ces trois pouvoirs sont profondément entremêlés. De surcroît, sauf quelques rares exceptions qui confirment la règle 10, tout pouvoir, même s'il est acquis et s'il fonctionne en dehors de l'ornière de l'activité économique proprement dite, confère immanquablement à son détenteur la puissance, sinon la suprématie économique. Tam Marti quam Mercurio, « Je sers à la fois Mars et Mercure. » Si par Mercure on entend non seulement une activité économique particulière, mais la puissance économique tout court : celle que donne non seulement le négoce mais aussi la terre et l'industrie, alors la célèbre devise de Walter Raleigh pourrait être considérée comme la formule universelle du pouvoir. On peut en effet substituer à Mars des dieux plus sereins, Jupiter Capitolinus par exemple, ou même le dieu de l'amour, mais Mercure et avec lui Déméter et Vulcain demeureront toujours comme les fondements inchangeables du pouvoir. Le surtravail TOUTE POSITIONde force qualitativement significative entraînera avec la fatalité d'une loi d'airain un certain transfert de la richesse et élèvera le porteur de la puissance au-dessus du travail cc directement productif», lot du commun des mortels. Aussi bien un groupe de conquérants, un clergé, une bureaucratie, pour énumérer quelques groupes de formation extra-économique qui ont maintes fois forgé l'histoire, ne sont-ils devenus une classe dominante que dans la mesure où ils se sont installés aux postes de commande de la production et de la répartition des biens en s'appropriant les moyens de production, voire la force de travail elle-même, et donc en organisant le mode et les cc rapports de production » de manière à affermir et à perpétuer leur position de force et leur situation privilégiée. C'est bien le cc mode de production » décrit par le skolion qu'Hybrias met dans la bouche d'un soudard crétois de l'époque dorienne: Ma richesse à moi, c'est une grande lance, une épée et le beau bouclier qui me protège le corps. Avec cela, 10. Citons Sparte où les ilotes devinrent à la fin plus riches que leurs maîtres : la ~onsti~tion spBI:iate exJ?ri~e jusqu'à la caricature la mentalité anu-écononuque qw distingue si fortement les citadins antiques des bourgeois modernes. Biblioteca Gino Bianco. 25 je moissonne, je récolte le doux vin de la vigne et je me fais appeler maître par mes esclaves. Ceux-là n'osent pas porter la lance et l'épée et le beau bouclier qui protège le corps. Tous, tombent à genoux devant moi, se prosternent et m'appellent leur maître et seigneur tout-puissant. Pour extorquer ce cc surtravail », le bâton du roi, la magie du sorcier, l'encens du prêtre, le pinceau du mandarin, le stylet du scribe ne sont pas des moyens moins efficaces que la lance du hobereau dorien. L'exemption de la corvée du travail matériel accordée aux lettrés est le thème majeur de l'autoglorification de la bureaucratie chinoise et égyptienne. Le mandarin qui laissait pousser ses ongles à une longueur interdisant tout usage de la main autre que la manipulation du pinceau, gardait toujours dans l'esprit la sentence de Meng-Tseu : Le noble fait travailler sa tête et le vilain son corps. Celui qui fait travailler sa tête, commande. Celui qui fait travailler son corps est gouverné. Celui qui commande est nourri aux dépens de celui qui est gouverné et celui-ci sert à nourrir celui-là. En Egypte, où la quasi-totalité de la richesse était aux mains de l'Etat, le rapport lettrés-illettrés se confondait presque avec celui des cc propriétaires des moyens de production» et des « vendeurs de la force de travail » dans les sociétés modernes. A lire les Conseils d'un scribe à son fils, œuvre composée vers la fin de l'Ancien Empire et qui servit pendant mille ans de livre de dictée dans les écoles des scribes, on éprouve derechef l'impression que la jeune bureaucratie soviétique n'a vraiment rien inventé. Voici les « conseils que le nommé Dyauf, fils de Khéty, donna à son fils Pépi quand il l'amena à la Résidence afin de le faire entrer à l'école des Livres. parmi les enfants des fonctionnaires » : J'ai vu celui qui est battu, battu: tu devras, mon fils, t'appliquer de tout cœur aux livres. J'ai contemplé celui qui est libéré de la corvée, écoute-moi bien : rien ne surpasse les livres (...). L'artisan qui manie le ciseau est plus épuisé que celui qui fouille les textes (...). Quand le maçon a fini son travail, ses bras sont brisés et il est anxieux (...). Quant au laboureur, sa contribution ne finit jamais. Le tisserand, à l'atelier, souffre plus qu'aucune femme en gésine (...). Attention! Il n'y a pas de métier sans patron si ce n'est celui de scribe. Là, c'est lui le chef ... Comme l'a dit Marx, cc _le capital n'a point .inventé le surtravail. Partout où une partie de la société possède le monopole des moyens de production, le travailleur, libre ou non, est forcé d'ajouter au temps de travail nécessaire à son propre entretien un surplus destiné à produire la subsistance du possesseur des moyens de production, qu'il soit kaloskagathos athénien, théocrate étrusque, civis romanus, baron normand, maître d'esclaves américain, boyard vala~ue, seigneur foncier ou capitaliste moderne 1 . » II. Marx : Das Kapiral, I, p. 243 (Ed. soc., I, 231).

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