Le Contrat Social - anno VIII - n. 1 - gen.-feb. 1964

24 une classe, et, par conséquent, la domination politique, le monopole de l'instruction, la direction intellectuelle d'une classe déterminée, non seulement seront devenus superflus, mais feront obstacle au développement économique, politique et intellectuel. Ce point est atteint aujourd'hui. Ainsi donc, à l'instar de la chouette hégélienne qui ne prend son vol qu'à la tombée de la nuit, c'est au crépuscule de la société de classes que la théorie « scientifique » des classes a pu être formulée. Rappelons-en les articulations maîtresses : A côté de la grande majorité vouée exclusivement à la corvée du travail, il se forme une minorité exempte du travail directement productif et chargée des affaires communes de la société: direction générale du travail, gouvernement ... Cette définition de la classe dirigeante est à tous points de vue remarquable : la classe dirigeante se définit par la « direction générale du travail », la « domination politique », le « monopole de l'instruction » et la « dictature » culturelle. Mais cette définition (que seuls de nos jours ~es marxistes « orthodoxes » feignent d'ignorer) ne nous dit pas encore comment et pourquoi cette minorité arrive à se libérer du travail « directement productif » et à monopoliser les fonctions de gestion. La première réponse du marxisme est trop générale pour être concluante : la division de la société en classes antagoniques a été... ... la conséquence de la productivité peu développée de la société : là où le travail social ne fournit qu'une somme de produits excédant à peine ce qui est strictement nécessaire pour maintenir l'existence de tous, là où le travail, par conséquent, absorbe tout ou presque tout le temps de la grande majorité, la société se divise nécessairement en classes. La faiblesse relative du développement économique est donc la condition essentielle de l'apparition de classes antagoniques. Aussi longtemps que l'« abondance» ne sera pas réalisée, les relations entre la minorité et la majorité revêtiront « nécessairement » la forme de l'exploitation du travail et de l'oppression des travailleurs. Toutes les sociétés connues jusqu'à ce jour étaient fondées sur une production « insuffisante pour l'ensemble de la population » 7 • Les victoires limitées remportées par les hommes contre la nature n'ont pu « entraîner une évolution » que dans la mesure où «une partie de la population vivait aux dépens de l'autre. En conséquence, les uns - une minorité - avaient le monopole du progrès, tandis que les autres - la majorité - étaient provisoirement exclus de toute évolution, contraints de lutter sans cesse pour la satisfaction des besoins les plus élémentaires. » Cette conception ne présente aucune difficulté : les marxistes « orthodoxes » sont encore une fois seuls de nos jours à croire qu'il_suffit qu'un parti . 7. Marx-Engels : Die Deutsche Ideologie (titre abrégé·: D.I.), Dietz, 1951, pp. 456-57 (trad. Molitor, IX, 85). Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL communiste s'empare du pouvoir (et reconnaisse cc inconditionnellement » à l'Union Soviétique la direction du « camp socialiste ») pour que la société (même une société économiquement sous-· développée) s'engage dans la voie de la suppres-· sion des classes... Les difficultés surgissent dès qu'on se propose de spécifier la nature et l'origine du pouvoir qui a permis à la minorité de s'approprier-les fonctions de direction et de réduire la masse des « travailleurs directs » au rôle d'exécutants et de fournisseurs de cc surtravail »·. Le pouvoir et les pouvoirs Nous EMPLOYONS ici le terme pouvoir dans un sens très large qui n'est pas seulement politique ni exclusivement économique: il y a pouvoir, ~ plus ou moins organisé ou cristallisé, partout où il y a distinction entre les sujets et les objets de direction, entre gouvernants et gouvernés, donc entre des groupes entiers qui décident, organisent, contrôlent, et d'autres qui sont réduits à un rôle d'exécutants. A l'intérieur de chaque groupement de quelque importance, qu'il s'agisse d'une organisation économique, d'un corps politique ou d'une communauté religieuse, la dis- , tinction apparaît entre les sujets et les objets des événements, entre les groupes capables d'autodétermination, ceux qui dirigent la production, le gouvernement ou les consciences, et ceux qui ne sont que des participants passifs aux divers processus qui assurent, façonnent et orientent la vie en commun. On voit donc apparaître trois espèces de pouvoir entrant réellement en ligne de compte dans le processus de division de la société en classes supérieures et inférieures, indépendantes et dépendantes, dominantes et oppri- ·mées, exploiteuses et exploitées, donc trois foyers d'organisation et de stratification sociale : le pouvoir idéologique (surtout religieux), le pouvoir politique (et militaire) et le pouvoir économique 8 • Nous entendons (provisoirement) par: Pouvofr idéologique: celui qui est détenu par le groupe ou les groupes qui expriment et façonnent les valeurs, les idéaux et les aspirations collectives ; Pouvoir politique : la conjonction des forces qui mettent chaque fois à leur service les prérogatives et les techniques étatiques ; Pouvoir économique: celui que détient le groupe ou les groupes qui dominent dans la cc société civile »,*àsavoir « l'organisation sociale qui résulte directement (c'est-à-dire spontanément) de ia ·production et du commerce» 9 • . Sous certaines conditions (qu'il s'agit de spécifier), la cc mon_opolisation» par tel ou tel groupe . . ~ . : 8. Cf. Raymond Aron. : Le Développement de la soèiété industrielle, cours ronéotypé, ·1957, pp. 94-105. 9. Marx : D.I., p. 33 (VI, 179 et 244-45). C'est la définition classique (libérale) de la société civile.

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==