Le Contrat Social - anno VIII - n. 1 - gen.-feb. 1964

MARX ET LA THÉORIE DES CLASSES par Kostas Papaioannou SELON l'hypothèse fondamentale du marxisme, la domination de l'homme sur l'homme, l'exploitation d'une classe par une autre, la lutte acharnée pour le pouvoir ne sont nullement des données naturelles plus ou moins inhérentes à toute situation sociale en tant que telle. Une conception de l'histoire qui postulerait l'hétérogénéité essentielle de toute société humaine laisserait entendre, en effet, qu'il existe une nature humaine et que celle-ci implique la volonté de puissance, l'inégalité des aptitudes, la nécessité de la domination et de la subordination, etc. A ces vues «pessimistes », Marx oppose « les thèses matérialistes sur la bonté originelle et l'égalité des aptitudes intellectuelles chez les hommes» 1 • Or cette bonté et cette égalité « originelles » désignent chez lui l'état final plutôt que l'état initial de l'histoire. La notion d'une nature humaine subsistant à travers les métamorphoses historiques est pour Marx une pure « abstraction » : l'homme «n'est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L'homme, c'est le monde de l'homme, l'Etat, la société 2 ». L'erreur de Proudhon fut précisément de ne pas comprendre que « l'histoire tout entière n'est qu'une transformation continue de la nature humaine » 3 • La nature humaine, « c'est l'ensemble des rapports sociaux», dit Marx dans ses Thèses sur Feuerbach. Or ces « rapports sociaux» ne sont que des « produits historiques et transitoires» de ce «mouvement continuel d'accroissement des forces productives» 4 à l'issue duquel Marx voyait poindre la société sans classes et le rétablissement de la bonté et de l'égalité « originelles ». 1. Marx-Engels : Die Heilige Familie, éd. Dietz, 1953, p. 261. 2. Marx : Werke~ Dietz, 1961, I, p. 378. 3. Marx : Misère de la philosophie, Paris 1946, p. 115. 4. Ibid., p. 88. Biblioteca Gino B.ianco Comme il l'a dit lui-même, sa contribution à la théorie des classes consista uniquement à subordonner celle-ci à la théorie du développement économique. En effet, longtemps avant lui, « les historiens bourgeois avaient décrit le développement historique de la lutte des classes et les économistes bourgeois en avaient formulé l'anatomie économique» 5 • Ce que Marx fit de« nouveau », fut de démontrer d'abord que l'existence des classes est un phénomène historique, passager, qui « se rattache à certaines phases du développement historique de la production » ; ensuite, qu'à l'étape actuelle de leur développement, les forces productives rendaient possible la « dictature de l'immense majorité au profit de l'immense majorité » et donc la « transition à l'abolition de toutes les classes et l'instauration de la société sans classes ». Engels a condensé cette conception globale de l'histoire en une formule saisissante : conséquence «fatale» du développement «insuffisant» de la production, la division de la société en classes antagoniques « sera supprimée par son développement plénier » 6 • On peut voir là un de ces raisonnements circulaires dont Marx fit un usage fréquent : si la division de la société en classes est une conséquence «fatale» du développement «insuffisant» de la production, c'est parce qu'elle sera supprimée par son développement «achevé » ; et inversement, le développement plénier de la production supprimera les classes parce que celles-ci n'ont été que la conséquence « fatale » du sous-développement des forces productives. Mais l'imminence eschatologique nous permet de sortir du cercle vicieux : L'abolition finale des classes présuppose un degré de développement de la production tel que l'appropriation des moyens de production et des produits par 5. Marx : Lettre à Joseph Wedemeyer du 5-3-1852. 6. E~gels : Anti-Dühring, Moscou 1946, pp. 348-349 (Ed. sociales, p. 320).

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