YVES LÉVY IL APPARAIqTue le président de la République non seulement n'a pas pu s'affranchir du souci de sa réélection, mais ne peut même pas, à bien voir les choses, avoir la certitude qu'il sera réélu. Il lui faudra à tout le moins surveiller de très près sa situation électorale, s'efforcer d'écarter ou d'affaiblir les concurrents gênants, peut-être lancer au bon moment une opération de prestige, tel Charles X envoyant une escadre prendre Alger. Mais on ne peut pas deux fois rétablir la paix quand on n'a qu'une seule guerre à sa disposition, et il n'est pas question, ces temps-ci, d'acquérir du prestige par une expédition militaire. Il ne reste guère que la démagogie intérieure (quel que soit le régime, y a-t-il un gouvernement qui résiste à la tentation?) et surtout le terrain diplomatique, où le général de Gaulle, à côté de quelques déboires, a connu de brillantes réussites. Quoi qu'il en soit, c'est là le premier point par où le chef de l'État diffère des Bonapartes : leur premier souci a été de ne plus dépendre de l'élection, et ils y sont parvenus au moment le plus favorable. Il n'a pu, lui, qu'obtenir un collège de notables, puis l'échanger contre le suffrage universel. Mais le temps passe, et peut-être, au moment de se présenter devant les électeurs, aura-t-il perdu cette auréole d'homme exceptionnel qui peu à peu s'estompe, et ne sera-t-il plus qu'un prestigieux chef de parti, que le chef prestigieux d'un parti pour qui vote le quart des électeurs, le tiers des citoyens qui se rendent aux urnes. (Dans une certaine mesure, d'ailleurs, les propos du chef de l'État ne sont-ils pas en relation avec sa situation électorale? Il se désolidarise d'une majorité parlementaire qui ne lui apporte qu'un tiers des votants et risque de lui aliéner les autres, il nie même - en parlant des partis « divisés et inconsistants » - l'existence de cette majorité. Il s'efforce désespérément de demeurer le chef de tous les Français.) Un autre point essentiel rend la situation du général de Gaulle tout à fait di:ff érente de celle des l:lonapartes. C'est qu'il vit dans un régime parlementaire, et qu'en dépit de ses théories et de ses affirmations, c'est de ce régime parlementaire, exclusivement, qu'il tire actuellement son pouvoir. A l'entendre, il semblait que fût en vigueur une Constitution bonapartiste de 1962 annulant celle de 1958. Il n'en demeure pas moins que c'est en vertu de la Constitution de 1958 qu'il est à !'·Élysée, et que ce sont les mécanismes mêmes de la Constitution parlementaire de 1958 qui lui permettent d'exprimer impunément des idées contraires à cette Constitution. s~il possède << l'efficacité, la stabilité et la responsabilité » (puisqu'il se ,considère, semble-t-il, comme l'unique incarnation des pouvoirs publics), ce n'est pas par la grâce d'une élection au suffrage universel : il est actuellement l'élu de moins BibFoteca Gino Sianc0 21 de 59.000 notables8 • Est-ce donc à« son équation personnelle », à son prestige qu'il le doit ? Oui certes, mais il convient d'apercevoir les limites de ce prestige, et les ressorts par où il agit. Tant que la guerre d'Algérie a duré, le prestige du chef de l'Etat (comme il arrive d'ordinaire pour tous nos sauveurs providentiels) a rayonné dans tous les milieux. Mais depuis que ce grave problème national est résolu, les électeurs ont sagement repris leurs habitudes, et l'audience du président ne dépasse plus guère l'audience du parti qui se réclame de lui. Quant au mécanisme par où « son équation personnelle », son prestige lui donnent efficacité et stabilité, il est des plus simples : il est intervenu dans la campagne électorale, et grâce à son ascendant, grâce aussi aux étranges erreurs de ses adversaires, ses candidats ont emporté la majorité des sièges. C'est cette majorité parlementaire qui permet au général de Gaulle d'agir à sa guise, et non sa future (et hypothétique) réélection au suffrage universel. C'est sur cette majorité parlementaire que se fonde son pouvoir, et non sur les résultats des référendums, car ces résultats ont deux graves défauts du point de vue qui nous intéresse. Le premier c'est qu'ils concernent chacun un problème et ne prouvent pas grand-chose en faveur d'une personne. Le second, plus important, c'est que les résultats d'un référendum n'ont de retentissement sur la vie politique que dans la mesure où ils inspirent la crainte. Si en effet il y a, à l'Assemblée, une majorité fidèle au président, il peut faire n'importe quoi, et même dire n'importe quoi, y compris ceci : « Les multiples partis politiques, à l'exception de celui qui pousse au bouleversement, sont divisés et inconsistants », propos qui n'est pas très aimable pour sa majorité 9 • Libre de ses mouvements, le président n'a pas lieu d'user du référendum pour consolider son pouvoir. C'est lorsque l'Assemblée se rebelle qu'il peut songer à user du référendum pour démontrer sa popularité, et faire craindre aux députés d'être renvoyés devant leurs électeurs dans un moment où le prestige du président dépasse le leur. Mais rien n'est variable comme la vie politique, et la crainte ne peut durer longtemps : c'est ce qu'on vit sous la précédente législature. A bien voir les choses, même l'action des référendums sur l'Assemblée fut infiniment plus faible que l'affaire algérienne, et personne ne l'a mieux dit que le général de Gaulle lorsqu'il a, dans son discours du ·7 novembre 1962, reconnu que l'opposition n'avait attendu que la fin de cette affaire pour se dresser de nouveau contre lui. * )f )f LE PRÉSIDENTrue dans les brancards parlementaires que lui a imposés la Constitution de 8. En déduisant du total les voix des régions qui, depuis, sont sorties de la souveraineté française. 9. Nous avons montré ici, en juillet-aoftt derniers, que le thème de la confusion parlementaire est une pièce nécessaire des théories constitutionnelles du chef de l'État.
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