Le Contrat Social - anno VIII - n. 1 - gen.-feb. 1964

18 responsabilité. Il remarquait aussi, il est vrai, que l'homme seul songe plus à assurer son pouvoir qu'à instaurer la liberté. C'est ce qu'on vit clairement au temps du premier consul et au temps du prince-président. Sans doute n'estil pas démontré qu'il en soit de même aujourd'hui. Mais la chose mérite examen. * . ,,.,, MACHIAVEoLbservait que dans une démocratie mal organisée, ou dans une démocratie vieillie, les intérêts particuliers parlent haut ·_et se. font · écouter. Ce ne sont pas ou ce ne sont plus les intérêts de l'État, de la nation qui prévalent, mais ceux d'individus puissants, ou de groupes, de factions, de partis. C'est cette situation même qui se retrouve chaque fois qu'un réformateur songe à dégager le pouvoir des liens qui l'entravent, des liens qui le réduisent à la situation d'un Gulliver _; ou d'un Léviathan -· enchaîné par les Lilliputiens. Le 19 brumaire an VIII, le général Bonaparte expose au Conseil des Anciens qu'il se refuse à écouter les factions : « Je ne suis, dit-il, d'aucune coterie, parce que je ne suis que du grand parti du peuple français. » Le soir même il répète : « J'ai refusé d'être l'homme d'un parti. » Et deux jours plus tard on placarde des affiche~ : « La Constitution de l'an III (...) n'avait su ni garantir vos droits, ni se garantir elle-même (...). Des factions haineuses et cupides se partagaient la république. » Un demi-siècle plus tard, une semblable situation exige l'intervention d'un nouveau réformateur. Si le prince-président en ·appelle à la nation, c'est, dit-il (le 8 décembre 1851), « pour terminer les luttes des partis ». Et aujourd'hui le chef de l'État redit après ces illustres modèles que le système qui l'a précédé «mettait le pouvoir à la discrétion des partis », et qu'il a voulu « faire en sorte que le pouvoir ne soit plus la chose des partisans, mais qu'il procède directement du peuple ». On aperçoit que des situations semblables conduisent à reprendre les mêmes thèmes - il serait aisé de multiplier les parallèles - et l'on peut se demander dans quelle mesure les institutions elles aussi se ressemblent. Sur ce point, on est conduit à une curieuse découverte : c'est que le général de Gaulle présente nos institutions comme si leur mécanisme était parent de celui des institutions napoléoniennes, alors qu'un examen attentif révèle les plus grandes différences. Le principe des Bonapartes - oncle et neveu .- ce fut de créer une pluralité d'assemblées, de répartir entre elles le pouvoir législatif, de donner quelque autorité à une assemblée nommée par le pouvoir, et de ~'en accorder à peu près aucune à l'assemblée ou aux assemblées dans la formation desquelles était intervenue l'élection. De toute façon, le pouvoir exécutif était~théoriquement indépendant des assemblées, ·et· celles-ci étaient organisées de façon qu'iL·n'eût rien à craindre d'elles. C'est que les assemblées n'étaient là Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL que pour crééer l'illusion d'un dialogue, l'appa- .rence d'un contrôle. La vraie légitimité du pouvoir et de tous ses actes venait de l'approbation populaire exprimée par les plébiscites. Le chef de l'État, dans son exposé magistral de l'Élysée, a feint de croire que son régim~- reposait sur des bases analogues. Reprenons plus largement ses propos.« L'esprit de la Constitution nouvelle consiste, a-t-il dit, tout en gardant un Parlement législatif, à faire en sorte que le pouvoir ne soit plus la chose des partisans, mais qu'il procède directement du peuple, ce qui implique que le chef de l'État, élu par la nation, en soit la source et le détenteur. » On voit qu'ici le Parlement est désigné comme le lieu où se manifestent les partis, et cela est conforme à la Constitution, car elle dit (en son art. 4) que cc les partis ou groupements politiques concourent à l'expression du suffrage », ce qui signifie évidemment que les candidats - donc les élus - sont légitimement présentés et soutenus par un parti. D'ailleurs le règlement des assemblées présuppose que la plupart de leurs membres sont membres d'un. parti, et accorde des priyilèges aux partisans : un député ne peut exercer la plénitude de ses fonctions s'il n'est inscrit dans un groupe suffisamment nombreux pour être enregistré officiellement par l'administration de l'Assemblée nationale. Lors donc que le chef de l'État dit que le pouvoir n'est plus « la chose des partisans », mais « procède directement du peuple », il faut entendre que le pouvoir législatif ne peut plus faire obstacle au pouvoir exécutif 1 • Le général de Gaulle affirme ainsi clairement l'évolution du régime telle qu'il se la représente, et telle qu'elle apparaît d'ailleurs à bon nombre d'observateurs politiques : les assemblées ne conservent que le rôle d'un conseil consultatif doublé d'une chambre d'enregistrement. Le président~ en revanche, élu directement par la nation, par le peuple (le chef de l'État use indifféremment de l'un et l'autre mot} est détenteur du pouvoir - c'est-à-dire qu'il pe,ut agir à sa guise - et il en est la source, c'est-à-dire qu'il communiqué au premier m1n1stre, à tout le ministère cette vertù intime qu'il tire des suffrages populaires et d'où sourd toute autorité.. · . . . A cinq reprises - comme si la répétition devait suppléer à quelque défaut d'évidence. - 1. Le chef de l'État dit « le pouvoir» là où nous disons « le pouvoir.,exécutif ». Il se conforme en cela à l'usage, qui considère. que le pouvoir proprement dit est ce que les théoriciens nomment le pouvoir exécutif: A la vérité la théorie classique veut que le pouvoir exécutif fasse exécuter les décisioi;is du pouvoir légi~latif et, à cet égard, l'expression est inadéquate lorsque la Constitution et la pratique res- ~reignent le domaine du législatif. Ç'est sans doute pourquoi . le chef de l'État évite cette expression. Lorsque nous l'employons ici, on voudra bien considérer que nous l'entendons non pour désigner un pouvoir qui exécut~rait les décision~ des assemblées, mais pour désigner le pouvoir qui fait exécuter des décisions, quelle que soit l'origine de ces décisions, c'est-à-dire le pouvoir auquel obéit l'administration.

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